30 avril 2013

Un premier mai sanglant à Fourmies en 1891

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

Commémorons un cent vingt deuxième anniversaire puisque la Feuille Charbinoise n’est pas forcément fascinée par les chiffres « ronds »…
Premier mai 1891 à Fourmies, petite ville ouvrière du Nord de la France. L’appel à la grève générale lancé par les syndicats, les partis socialistes, et les groupes anarchistes,  a été largement entendu par la population. Dans la plupart des industries, les ouvrières et les ouvriers ont cessé leur activité et se rendent en masse à l’assemblée générale prévue en début de matinée pour élaborer un cahier de revendications à remettre à la mairie. Plusieurs personnalités socialistes, dont Paul Lafargue ou Jules Guesdes, lorgnent sur les postes qu’ils peuvent conquérir aux prochaines élections. Le P.O.F. (Parti Ouvrier de France, guesdiste) espère bien consolider ses positions dans le Nord. Les organisateurs de la journée ont donc préparé un programme plutôt « bon enfant » : après la matinée revendicative, sont prévus également  une représentation théâtrale l’après-midi et un bal populaire en soirée. Nous voilà bien loin de la tournure sanglante que vont prendre les événements.

Les patrons des différentes entreprises jouent la provocation : la journée ne sera pas chômée ; les fabriques sont ouvertes ; les ouvriers qui ne seront pas présents à leur poste ce jour-là seront licenciés… Voilà ce qu’annoncent les affiches placardées à l’entrée des usines. Cet ensemble de mesures, élaboré par le patronat local, suffit à faire monter la température d’un cran. Pour que le cocktail devienne vraiment incendiaire ne manque plus qu’une large mobilisation des forces répressives. Le sous-préfet et le maire, sous couvert d’une crainte de débordements, vont y pourvoir : outre la gendarmerie à pied et à cheval dont plusieurs sections sont présentes, plusieurs compagnies du 84ème régiment d’infanterie sont également mobilisées.

 En début de matinée, un rassemblement populaire a lieu devant la filature la « Sans-Pareille » pour encourager les grévistes et dénoncer les « jaunes » qui ont cédé aux exigences de la direction. La gendarmerie charge brutalement les manifestants et plusieurs personnes sont blessées. Cette attitude, s’ajoutant aux menaces patronales, provoque une vive montée en puissance de la colère et de la mobilisation. Les conditions de travail sont particulièrement dures dans le textile, secteur d’activité le plus développé sur la commune. Les salaires sont très bas et les journées de travail atteignent allègrement onze à douze heures. Les slogans qui ont été lancés, à l’occasion de cette deuxième mobilisation ouvrière pour le 1er mai, trouvent un large écho parmi les ouvrières et les ouvriers, aussi bien la revendication d’une journée de travail de 8h, que la suppression des amendes, le paiement régulier et la hausse des salaires… L’intervention de la gendarmerie devant la filature est violent et suscite l’incompréhension dans la population. Une quinzaine d’ouvriers sont arrêtés par les forces de l’ordre. Les grévistes réclament des nouvelles de leurs compagnons et exigent leur libération immédiate. La tension monte au fil de la journée. Une première manifestation a lieu vers 15 h. La répression est à nouveau violente : les gendarmes frappent ceux qu’ils peuvent attraper ; les soldats tirent en l’air pour impressionner et disperser les groupes. Les autorités demandent des renforts et des soldats du 145ème Régiment d’Infanterie viennent se joindre à ceux du 84ème. Est-ce parce que l’on craint, à la mairie, que les conscrits engagés depuis le matin ne se solidarisent avec les grévistes ? Beaucoup de ces soldats ont en effet des membres de leur famille parmi les manifestants.

 En fin d’après-midi, environ deux cent personnes se rassemblent devant la mairie : il y a là de nombreux ouvriers mais aussi les compagnes et les enfants de ceux qui ont été arrêtés. Une troupe compacte de trois cent soldats (notez le rapport de force !) barre tout accès aux locaux officiels. La foule tente de forcer le passage. Se produit alors un événement d’une violence inouïe : le commandant Chapus du 145ème régiment, sans qu’il n’y ait aucune sommation préalable, donne l’ordre à ses soldats de tirer sur les manifestants. Leur comportement est mal compris : pour mettre en joue, les tireurs doivent reculer d’un pas. Les manifestants interprètent ce geste comme un recul de la troupe et pensent avoir remporté une première victoire. La suite des événements montre à quel point ils ont tort ! Un certain flottement règne dans les rangs des conscrits : certains refusent d’exécuter l’ordre et restent fusil au pied ; d’autres tirent en l’air, mais une section complète, au premier rang, soit une trentaine de soldats, obéit aveuglément et fait feu sur la foule. Ils sont équipés avec un nouveau modèle semi automatique, le fusil Lebel, qui peut tirer 9 balles à la suite sans recharger. En moins d’une minute, 10 personnes sont tuées et 35 blessées plus ou moins grièvement. C’est le sauve qui peut général, d’autant que l’on peut se demander si les militaires ne vont pas renouveler leur exploit sanglant. Pour la petite histoire on cite le rôle joué par le curé, l’abbé Margerin, qui se serait interposé devant les fusils et aurait évité une seconde décharge…

 La fusillade de Fourmies a un fort retentissement. Le lendemain de ce jour tragique, la plupart des journaux font leur gros titre sur l’événement, insistant sur le côté tragique, anecdotique de ce qui s’est passé. La presse évite cependant toute analyse politique des faits. Comme d’habitude, on s’en tient au fait-divers. Certains titres de presse cherchent même à atténuer la portée du massacre, en dénigrant le comportement des manifestants, et en insistant sur l’aspect héroïque du comportement des soldats. La pilule est cependant difficile à avaler car parmi les tués figurent principalement des femmes, jeunes, et des enfants : l’une des victimes, Félicie Tonnelier, n’a que 16 ans, une autre, Marie Blondeau, 15 ans ; Emile Cornaille, dangereux révolutionnaire, est âgé de 11 ans. La presse réactionnaire choisit alors un autre axe de propagande. Puisque les victimes ne sont pas des meneurs révolutionnaires, on insiste sur le fait qu’il s’agit de « gens de rien » : femmes de petite vertu, filles mères…

La journaliste Séverine, dont je vous ai déjà parlé, rédige à ce propos un fort bel article intitulé « Choix de mortes », repris ensuite dans ses « pages rouges », un recueil d’articles écrits pour le journal « le Cri du Peuple »… Séverine s’insurge contre cette attitude odieuse de ses confrères, qui au lieu de traiter de la gravité de l’événement et d’exiger des sanctions exemplaires, se contentent de soupeser la vertu de telle ou telle victime pour savoir si sa mort doit ou non provoquer l’indignation. Le journal « Le Temps » donne l’exemple de l’ignominie : pour Elisa Lecomte, vingt-quatre ans, qui a reçu trois balles dans le pied, le rédacteur signale qu’elle portait un enfant de deux ans dans ses bras et que l’on ne sait pas vraiment s’il s’agit d’un enfant naturel ou pas. «S’il a été conçu dans le pêché, peu importent la blessure et la souffrance de la mère ! S’il est le fruit de justes noces, ah ! combien le correspondant du Temps déplore le fâcheux hasard de cette blessure, et plaint celle qui en fut victime !» s’indigne Séverine.

 «Si les mortes de Fourmies étaient des ribaudes – ce qui n’est pas ! – elles ne mériteraient que davantage la miséricorde, ayant été des sacrifiées avant même que la fusillade les jetât sur le seul lit où il leur fut permis de dormir seules ! Elles étaient de pauvres filles, travaillant dur pour gagner peu ; qui n’ont guère connu d’autre joie, en leur brève existence, que les quelques caresses, les quelques étreintes, que les puritains de la République leur imputent à crime ; dont ils prennent prétexte pour enrayer la publique douleur…»

Ces manœuvres médiatiques de bas étage n’empêchent pas les nombreux témoignages de colère et d’indignation populaire. Mais le pouvoir n’a que faire de ces réactions. Aucune sanction ne sera prise contre les militaires car il ne faut pas démoraliser la troupe. Aucune commission d’enquête n’est nommée par l’assemblée et les assassins (comment qualifier autrement ceux qui ont donné l’ordre de tirer et ceux qui ont tiré) sont absous par le gouvernement. Le 4 mai, trente mille personnes assistent aux obsèques de ces malheureux que d’autres ont traîné dans la boue. Beaucoup d’ouvriers ont compris, ce jour-là, qu’il n’y avait rien à attendre d’une armée qui avait clairement choisi son camp. Même si l’idée ne deviendra jamais majoritaire, loin de là, l’antimilitarisme va trouver un terreau fertile pour se développer au sein de la classe ouvrière jusqu’en 1914. La guerre va modifier pas mal de données après cela.

 Quant aux personnalités politiques impliquées dans les événements, elles vont – comme d’habitude – tirer assez bien leur épingle du jeu. Paul Lafargue est condamné à un an de prison pour provocation directe au meurtre. Elu député en novembre 91, il est aussitôt libéré. Les autres ténors du moment en profitent pour se lancer dans de vibrantes plaidoiries. Georges Clémenceau obtient la libération et l’amnistie des manifestants arrêtés ; il ne va cependant pas jusqu’à déposer une motion de censure contre le gouvernement. Quelques années plus tard, lorsqu’il sera à son tour au pouvoir, l’amnésie aidant, il oubliera les termes employés dans son vibrant discours et fera à son tour tirer sur des manifestants, mais ceci est une autre histoire, celle des manifestations du premier mai en 1905, 1906, que je vous conterai un jour.
Les anarchistes sont relativement peu impliqués dans le déroulement de la journée, ce qui n’empêche pas que Jean Grave, dont j’ai également parlé il y a quelques temps, est condamné à six mois de prison pour un article publié dans le journal « La Révolte »: le compte-rendu de la sinistre journée est fait sur un ton que ces messieurs du Ministère des Armées et du Ministère de l’Intérieur n’apprécient guère. Il faut dire que le texte incriminé est haut en couleurs ; en voici un extrait :

 «A Fourmies les fusils Lebel ont fait merveille. Les centaines de millions que l’on extorque au peuple, tous les ans, pour les frais du tulle patriotique, ont produit leurs fruits, un peu amers, il est vrai. Mais si l’on ne peut pas faire d’omelettes sans casser des oeufs, il est encore plus difficile de fabriquer des fusils et d’avoir une armée sans massacrer des hommes. Cette vérité élémentaire que nous affirmons ici pour la centième fois peut-être, a toujours été confirmée par les faits. Les événements de Fourmies en sont encore une preuve assez éclatante, et il ne devrait pas être nécessaire d’insister. Pourtant c’est indispensable. Nous glisserons sur les faits et d’autre part nous en avons donné les détails. Nous savons que la boucherie a été parfaite et que l’expérience […] a pleinement réussi. Les journaux bourgeois ont d’ailleurs, toutes les peines du monde à cacher la joie qu’ils éprouvent d’un aussi bel essai. Mais leur satisfaction éclate malgré eux. Ce n’est pas sans lyrisme qu’ils s’écrient : les blessures faites par le Lebel sont épouvantables ! Une balle, après avoir tué deux jeunes filles, est allée blesser un homme à la cuisse… etc… Quant aux victimes, on les plaint pour la forme et l’on garde ses sympathies pour les gendarmes et soldats assassins pour lesquels M. Paul de Cassagnac réclame la croix de la Légion d’honneur

Peu de temps après, « La Révolte » célèbre en ces termes l’élection de Lafargue et l’article « triomphaliste » que Rochefort publie à ce propos dans la presse (cet article est intitulé « les victimes de Fourmies vengées« ) :

« La fusillade de Fourmies n’aura donc pas été vaine, puisqu’un de nos bons socialistes a su s’en faire une réclame électorale […] Les électeurs boudaient les urnes. Dorénavant, quelques bonnes gens fusillés à propos formeront un excellent cortège électoral et le candidat qui pourra se jucher sur le plus gros tas de cadavres, pour débiter ses boniments, aura le plus de chances d’être élu […] Va-t-on se mettre à fusiller les électeurs maintenant pour les intéresser à voter ?… »

 

 

4 Comments so far...

Phiphi Says:

30 avril 2013 at 14:57.

« Les journaux bourgeois ont d’ailleurs, toutes les peines du monde à cacher la joie qu’ils éprouvent d’un aussi bel essai. »
Voici ce que l’on pouvait lire dans l’Illustrarion du 9 mai
« C’est le fusil Lebel qui vient d’entrer en scène pour la première fois… Il ressort de ce nouveau fait à l’actif de la balle Lebel qu’elle peut très certainement traverser trois ou quatre personnes à la suite les uns des autres et les tuer. »
Pas de commentaire…

Paul Says:

30 avril 2013 at 17:20.

@ Phiphi – certains journalistes n’avaient guère de pudeur…. Les choses ont-elles changé dans ce domaine, on peut se le demander et trouver facilement une réponse négative en écoutant, en lisant ou en regardant les médias de destruction massive !

Patrick MIGNARD Says:

1 mai 2013 at 09:25.

Excellent rappel ! ! !

Kaly (pour Odette) Says:

1 mai 2013 at 13:52.

Je poste ce message d’Odette, que je remercie au passage !

Kaly

Je connaissais cet odieux « exploit » des forces répressives opposées aux manifestations ouvrières de Fourmies. Merci au rédacteur de « La feuille Charbinoise » pour ce rappel, parfaitement documenté, qu’il serait bon de faire circuler pour secouer l’amnésie de bon aloi qui frappe bien de nos gouvernants. Encore grand merci Paul C.

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