29mars2012

Ciel, un bric à blog…

Posté par Paul dans la catégorie : Bric à blog.

Y’en avait pas un déjà le mois dernier ? Tu crois qu’il cause encore politique ?

  Quand je scrute les résultats que me délivre mon logiciel espion – l’hadopi charbinois qui traque vos connexions – j’obtiens confirmation du fait que « la Feuille Charbinoise » est vraiment une « encyclopédie désordonnée »… Les requêtes permettant à certains internautes de débouler sur notre site sont des plus diverses et des plus surprenantes. Or ces improbables moissonneurs d’informations constituent le plus gros du bataillon des lecteurs de ce blog : environ 80 %. Je continue donc à jouer à « l’Oncle Paul » du web, plutôt qu’au messie interplanétaire ayant un message de première importance à vous transmettre. D’autant qu’en ces périodes pré-électorales, des messies il y en a une brouettée. Je continue donc dans le rayon « culture populaire » à alimenter les paniers à provision des amateurs d’arbres, de voyages et de grains de sable divers. Cela permet de belles rencontres, quand, quelques mois voire même plusieurs années après, je vois arriver des commentaires passionnants sur certaines chroniques anciennes. Les écrits bloguesques ayant tendance à se situer dans l’instantané, cela me donne parfois envie de reprendre et de remettre au goût du jour certains sujets traités dans des temps immémoriaux… A voir…
L’analyse de l’origine géographique des lectrices et des lecteurs m’a permis aussi de découvrir que, en sus du nombre important de visiteurs en provenance du Québec, de Suisse et de Belgique, la « Feuille Charbinoise » bénéficie d’une certaine audience dans les pays du Maghreb, en particulier l’Algérie. Je regrette de ne pas offrir plus de chroniques sur le monde et la culture arabes – thèmes m’intéressant pourtant beaucoup. Dans les premiers temps de ce blog, j’ai publié des chroniques sur plusieurs hommes de sciences célèbres originaires du bassin méditerranéen, depuis, beaucoup moins… Il est grand temps que je reparte me balader hors des sentiers connus de la culture franco-française… En ce moment, je découvre Hawad, poète, philosophe et calligraphe berbère… j’espère pouvoir vous faire participer à cette belle rencontre. En attendant, je continue, à ma manière, à explorer les plis et replis de l’information sur la toile.

  Piqué sur le blog de Jean Dornac, l’excellent texte de la militante israélienne pour la paix Nurit Peled. Le bref rappel historique auquel se livre cette femme remarquable est à la fois bon et mauvais pour le moral. Mon but n’étant pas de traiter du problème de la Palestine en deux temps et trois mouvements, je ne ferai pas l’inventaire de ces raisons maintenant. Je vous laisse le soin de découvrir l’article. Ce qui est certain c’est que les faucons israéliens font tout ce qu’ils peuvent pour jeter de l’huile sur les braises. Pendant que l’on observe longuement la situation en Syrie, on ne prête guère attention aux assassinats ciblés et aux bavures inévitables qui les accompagnent… en Palestine.
Rien sur « l’affaire de Toulouse » ? Rien de ma part en tout cas ; d’autres se sont chargés d’exprimer de façon parfaitement adéquate ce que je pense. Je vous propose donc de consulter  l’article paru sur « les cénobites tranquilles » il y a quelques jours.  Ce blog gagne encore une place au classement de mon hit-parade matinal. Je trouve fort à propos aussi les interrogations soulevées par Claude Guillon : la DCRI laisse opérer tranquillement un fanatique religieux qui revient de stages d’entrainement en Afghanistan et au Pakistan, et monte une opération de grande envergure pour interpeller les « suspects de Tarnac », qui ont commis le grave délit de franchir clandestinement la frontière entre USA et Canada, ainsi que celui de manifester sans demander la permission… Ces deux analyses sont à compléter par les écrits de Patrick Mignard… A lire sur Altermonde : « Des paroles et des actes« . Je me permets de reproduire la fin du texte tant je la trouve pertinente :
« La barbarie – comme le 20ème siècle nous l’a montré – n’est pas un évènement extérieur à la société, pas plus qu’une création extra-terrestre et extra-humaine mais peut se produire dans n’importe quelle société constituée par des individus comme tout un chacun. C’est une chose que l’on a aujourd’hui oubliée.
 » La France par sa générosité s’est enjuivée  » Radio Paris 1942
 » La France par sa générosité est en train de s’islamiser  » Front National 2012
Ça ne vous donne pas à réfléchir ? »

  Rien sur les élections en France ? Non, rien ! Un mois avant, j’en ai déjà marre. Alors quand la date fatidique approche ! Le débat n’est même pas intéressant tant les problèmes les plus importants sont esquivés par les candidats. Le panorama des opinions des différents partis quant au problème du nucléaire est singulièrement inquiétant. On peut consulter, à ce sujet l’enquête réalisée par le Réseau Sortir du Nucléaire. Pourtant, selon cet article intéressant paru sur l’un des blogs du monde diplomatique, l’industrie nucléaire va droit dans le mur (y compris sur le plan économique). Je vais voter pour un candidat qui ne se présente pas, ou plutôt une candidate ou une cancrelate ; pourquoi pas Louise Michel par exemple ; d’un autre côté, je ne voudrais pas qu’elle perçoive mon geste comme un manque de respect…
Le printemps étant gentiment revenu, l’intérêt cyclique que j’éprouve pour les carottes et les fleurs annuelles monopolise mon intellect. Où vais-je installer mes poireaux pour enquiquiner les mouches qui ont fait des ravages dans mes cultures poireautiques ces dernières années ? Voilà une question qui préoccupe l’autruche que je suis en train de devenir… Certains lecteurs ayant un sens du « devoir » civique particulièrement développé me diront que je vais m’en prendre plein la tronche pendant cinq ans et que ce sera bien fait pour moi. Je n’ai même plus assez d’agressivité pour répondre. Je l’ai déjà fait à de nombreuses reprises et je ne suis pas encore assez gâteux pour rabâcher. Je me vengerai sur les doryphores. Je crois avoir dit quelques mots plutôt aimables à l’attention de Mme Eva Joly dans un BàB antérieur. Je retire mes propos. Je ne lui pardonne pas ses dernières déclarations électoralistes faites à Montauban : elle se sent « solidaire » avec l’armée ? Pas moi. Voir à ce sujet le billet de Fabrice Nicolino et l’excellente citation de Louis Aragon qu’il exhume pour la circonstance. Habile transition littéraire avec le paragraphe suivant.

  Belle évocation de l’œuvre de Louis Pergaud, en particulier de ses carnets de guerre et des conditions de sa mort dans les tranchées en 1914/18. Ça se passe sur « Mo(t)saïques 2 » et c’est à lire indiscutablement. Encore un instit, fils d’instit, qui a mal tourné. Pour ajouter mon grain de sel aux infos apportées par JEA, voici le portrait qu’en dresse un autre écrivain de l’époque, Lucien Descaves : « Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, le dimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… L’air entrait avec lui, un air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles, l’herbe mouillée et les sapins. Il avait beau être vêtu comme vous et moi, il m’apparaissait en costume de chasse, et son chien Miraut l’attendait en bas.
Il apportait son pays, la Franche-Comté, à la semelle de ses gros souliers.
Il avait le parler rude, le regard franc, la poignée de main cordiale. Il détestait le mensonge, les détours et les manigances. Il appelait par leur nom les gens et les choses. Il savait haïr… mais comme il aimait ! »
C’est extrait de la préface du livre « les rustiques : nouvelles villageoises ». C’était aussi le paragraphe littéraire du bric à blog de mars ; merci JEA !

Merci à Siné Mensuel de me fournir la conclusion de ce « bref à blog ». Juste avant de boucler cette chronique, j’ai eu le plaisir d’écouter – et de vous proposer d’écouter – la future chanson culte du mois d’avril : la « France Forte« . J’attends avec impatience que Philippe Val en impose la programmation sur France Inter Ministériel. Pour le prochain bric à blog, en avril probablement, je parie que je ne parle que de jardin, de trains, de châteaux et de forêts…

Notes précédent les notes postérieures : comme avant goût de ce qui vous attend, quelques superbes clichés réalisés par la photographe attitrée de « la feuille », Madame Baluchon. Quand on pense à la beauté des spectacles que nous offre la nature… Un double clic répété vous permet d’agrandir ces images. Merci de préciser la source en cas d’utilisation sur un autre site internet…

2 

19mars2012

« Max Havelaar », un roman avant d’être un label

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé.

Le label commerce équitable « Max Havelaar » est assez célèbre, surtout depuis que les produits ainsi référencés, notamment cafés et chocolats, sont commercialisés dans le réseau des grandes surfaces. L’origine de cette dénomination est par contre moins connue, notamment en France. Il ne s’agit nullement d’un hommage rendu à une quelconque personnalité ayant œuvré directement pour la mise en place des réseaux de commerce équitable, mais d’une allusion directe à un roman éponyme, très célèbre au Pays Bas, et rédigé par un écrivain libertaire, Multatuli, au milieu du siècle dernier. Multatuli est un nom de plume, emprunté au latin : « J’ai beaucoup souffert ». L’auteur du livre s’appelle en réalité Eduard Douwes Dekker. Il a été fonctionnaire pendant dix-huit ans aux Indes néerlandaises, avant de démissionner. A la suite de cette expérience, il a rédigé, en 1860, « Max Havelaar », un roman quasi autobiographique, ayant pour toile de fond les conditions de vie épouvantables des habitants des îles de Java (futurs Indonésiens), et pour trame la vie d’un fonctionnaire rebelle de l’administration coloniale luttant pour améliorer leur sort.

  Il n’existe pas de biographie complète de cet écrivain en langue française. L’ouvrage existant en néerlandais n’a jamais été traduit. On peut même se demander si la popularité de Multatuli aurait dépassé les frontières des Pays Bas, si le titre de son roman n’avait pas été choisi comme patronyme pour une organisation de commerce équitable mondialement connu. Des extraits de « Max Havelaar » ont pourtant été traduits en français, en 1901, aux éditions Mercure de France avec une préface d’Anatole France. D’après mes recherches (dont les résultats doivent être vérifiés) il faut attendre apparemment 2003 et le travail réalisé par Guy Toebosch et Philippe Noble aux Editions Actes Sud, pour qu’une version intégrale de l’ouvrage soit proposée aux lecteurs français. Au préalable seuls des « textes choisis » ont été édités. Cela explique sans doute que dans les dictionnaires de noms propres ou les encyclopédies, nulle mention ne soit faite de cet auteur, soit sous son nom d’état-civil, soit sous son nom de plume. Il faut dire qu’à la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle,  la thématique de l’œuvre n’était pas vraiment conforme aux velléités colonialistes d’une France dont le regard portait loin au-delà des mers.

 L’existence d’Eduard Douwes Dekker ne recèle pourtant rien de bien extraordinaire ni de bien mystérieux. Il est né le 2 mars 1820 à Amsterdam. Il est originaire d’un milieu modeste. Ses parents sont de religion mennonite (fraction de l’église réformée divergeant sur des points de doctrine importants avec la religion officielle). Son père est capitaine dans la marine marchande. Eduard, troisième enfant de la famille, reste à Amsterdam jusqu’en 1838. Il interrompt ses études à la fin du lycée, pour devenir employé de bureau. A l’âge de 18 ans, il suit son père et son frère aux Indes néerlandaises. Il travaille d’abord à la cour des comptes de Batavia, puis occupe différents postes au gré de ses mutations tout en grimpant peu à peu dans la hiérarchie administrative. Pour finir, il devient vice-résident à Ambon. Il se marie avec Huberte van Wijnbergen (à l’origine du personnage de « Tine » dans son roman). En 1852, il obtient un congé et il rentre à Amsterdam. C’est dans cette ville que nait son fils Eduard (Max dans le roman). Il repart en Indonésie en 1856, plus ou moins contre son gré (des ennuis financiers semblent avoir motivé sa décision). Le gouverneur général des Indes néerlandaises, qui apprécie son humanisme, le nomme vice-résident à l’Ouest de l’île de Java, dans la région très pauvre de Lebak. Ce n’est pas un cadeau que lui fait là le gouverneur… Eduard Douwes Dekker est sous les ordres d’un certain Brest van Kempen ; cet homme est un véritable despote qui soumet les habitants de la région à un régime de surexploitation et d’injustice caractérisées. Très vite, les deux hommes vont s’opposer. Douwes Dekker dénonce les agissements du Régent local, Raden Adhipatti Karta Natta Negara, qui se livre à des pratiques intolérables à l’égard de ses compatriotes, avec la complicité du Résident européen. L’administration coloniale hollandaise couvre ses responsables locaux et notre futur écrivain est déplacé d’office. Il refuse cette sanction et préfère démissionner de son poste et rentrer en Europe.

 Les excès auxquels il a assisté s’opposent trop à ses propres règles morales pour le laisser en repos. Il décide de témoigner de son expérience en rédigeant un roman se déroulant dans le pays où il a vécu une bon nombre d’années. Il ne peut rédiger une véritable autobiographie, et choisit plutôt une fiction ; beaucoup de faits énoncés dans « Max Havelaar » sont réels, mais les noms des personnages ou des lieux sont modifiés, pour que le livre ne soit pas censuré, et que le témoignage ne se retourne pas contre son auteur. L’ouvrage est terminé en 1859, à Bruxelles, ville où Multatuli, après pas mal de déplacements, a fini par se fixer. Il rédige plusieurs autres livres, parmi lesquels « L’école des Princes », une pièce de théâtre, connait un succès certain. A partir de cette période, sa vie est réglée par les principes moraux plutôt anticonformistes qu’il a adoptés au fil des années, et elle va être assez tumultueuse. Certains de ses détracteurs (et il n’en manque pas) vont faire les « choux gras » de sa vie sentimentale agitée, et de ses déclarations les plus « scandaleuses » pour s’en prendre à lui. Il n’en reste pas moins que l’impact de « Max Havelaar » roman pionnier parmi les écrits anticolonialistes, va être considérable. Le récit s’appuyant sur un ensemble de faits bien réels est poignant, et le style de l’auteur est apprécié pour sa simplicité, à un moment où la littérature néerlandaise est marquée par un certain maniérisme et beaucoup d’emphase. Malgré de nombreuses difficultés avec les éditeurs, les libraires, les critiques… son roman « Max Havelaar » obtient dans un premier temps un succès relatif. S’il lui permet de s’adonner pleinement au métier d’écrivain qu’il souhaitait exercer depuis son départ aux Indes, la publication du livre ne lui apporte aucune aisance financière, et Multatuli va avoir une existence difficile. Sa production littéraire sera toutefois assez conséquente : l’édition de ses œuvres complètes au Pays-Bas représente un ensemble de 14 volumes.

 Bien qu’il soit sous-titré « les ventes de café de la société commerciale néerlandaise », le roman de Multatuli décrit assez peu les mécanismes de culture et de commercialisation du café. Il s’intéresse plutôt aux conditions de vie des travailleurs exploités, et apporte peu d’informations sur les mécanismes commerciaux qui règlent le trafic de ce véritable or noir : prix de revient minimaux, profits maximaux (à l’heure actuelle le principe n’a guère évolué !). Si l’on changeait les noms des principaux personnages et le titre du livre on aurait à faire à un véritable récit/témoignage autobiographique. Au fil des pages, l’auteur décrit en effet avec beaucoup de réalisme, le parcours hérissé d’obstacles que doit affronter un fonctionnaire colonial. Son souhait de mettre fin aux injustices dont sont responsables les chefs d’un véritable réseau mafieux intégrant aussi bien les administrateurs blancs que les chefs locaux se heurte à une inertie et à une mauvaise foi écœurantes. Le système d’exploitation mis en place par les Hollandais repose sur une double structure administrative : les ordres émanent de fonctionnaires blancs, mais des responsables autochtones, choisis parmi les chefs tribaux, et caractérisés en général par leur absence totale de sens moral, sont désignés pour les faire appliquer (le Résident est blanc ; le Régent est indigène). Les « petits chefs » locaux sont parfois particulièrement zélés, comme c’est le cas dans le roman, et abusent scandaleusement de leur position hiérarchique. Ceci d’autant plus que l’administration ferme les yeux plutôt que de générer des conflits avec les populations locales. Certains critiques ont comparé le personnage de Max Havelaar à une sorte de Robin des Bois, cherchant par tous les moyens à lutter contre la misère grandissante des indigènes en dénonçant les colons exploiteurs. Le récit de Multatuli a entrainé par la suite un certain nombre de réformes dans le mode de fonctionnement de l’administration coloniale néerlandaise. Son travail est donc loin d’avoir été inutile.

 Si l’on veut comprendre en quoi le profil de l’auteur a tant excité la haine de ses contradicteurs, il est tout d’abord important de se rappeler que l’on se situe au milieu du XIXème siècle, période où le libertinage est parfaitement accepté, dans les milieux bourgeois, sous réserve que l’on s’abstienne de toute publicité et que les règles morales soient, en apparence tout au moins, respectées. Ce n’est pas le chemin que suit Multatuli qui, à l’opposé, n’hésite pas à exposer, à travers ses différents écrits, sa propre vision, totalement non conformiste, de la morale et des règles qui, selon lui, doivent présider aux rapports entre les individus des deux sexes. Multatuli ne se contente pas, en effet, de critiquer sévèrement les lois qui régissent le commerce colonial, et son propos va beaucoup plus loin qu’une simple indignation morale devant l’exploitation des indigènes par les colons. C’est l’ensemble de l’hypocrisie sociale qu’il remet en cause. Cette attitude l’amène à tenir – à haute voix – des propos que la frange la plus pudibonde de ses contemporains n’accepte pas. La conduite de Multatuli va faire l’objet d’une multitude de critiques, évoluant très vite en calomnies pures et simples. Ses idées sont déformées, ridiculisées et le personnage est trainé dans la boue par les critiques littéraires.Il va falloir un certain temps avant que les milieux intellectuels hollandais prennent conscience de l’apport important à la littérature nationale, que représentent les travaux de cet auteur. De nos jours, Multatuli est un personnage important en Hollande. Non seulement le titre de son principal ouvrage a été retenu comme logo par l’une des plus grandes organisations internationales de commerce équitable, mais de nombreuses publications sont consacrées à l’homme et à ses idées. A Amsterdam, il existe un musée consacré à Multatuli.

 En quoi le personnage a-t-il tant dérangé la classe politique et l’intelligentsia des Pays-Bas après son retour en Europe ? Sans doute, en premier lieu, par une vie conjugale non conforme aux bonnes mœurs… Multatuli vit dans une sorte de communauté avec deux compagnes et deux enfants. Cette union à trois est interprétée de façon très divergente selon les sources : recherche d’une harmonie nouvelle pour certains biographes, situation imposée « de fait » à son épouse légitime (Everdine Huberte – photo) qui souffrira beaucoup de cette situation selon d’autres témoignages. La manière provocante dont Multatuli raconte ses faits et gestes et dénonce la mainmise de l’Etat sur le comportement social privé des individus fait de lui l’un des grandes figures de l’anarchisme individualiste, courant de pensée qui sera revendiqué par de nombreux autres artistes à sa suite. Entre ces deux extrêmes, il semble évident que c’est surtout sa trop grande franchise que l’on reproche à l’auteur de « Max Havelaar ». Henry Poulaille dresse un portrait assez évocateur de l’écrivain néerlandais dans une préface qu’il a écrite en 1942 pour une nouvelle édition d’extraits du roman : « Iconoclaste, Multatuli n’avait aucun respect des usages sacrés, […] il avait la haine de l’hypocrisie et le mépris de toute abdication de l’individu. Loi, religion, morale, propriété, étaient autant de masques à arracher ». Ce propos peut être complété par l’opinion exprimée par Anatole France, préfacier de la première traduction française : « Ce par quoi Multatuli a charmé M. Alexandre Cohen [ndlr : traducteur], c’est son entière franchise et sa parfaite sincérité. Multatuli est un écrivain très extraordinaire : il dit ce qu’il pense. Il s’en trouve fort peu de cette sorte en Hollande et ailleurs. En tous pays, de tout temps, le nombre des hommes qui pensent est petit ; le nombre de ceux qui osent dire ce qu’ils osent penser est moindre. Ils n’y sont nulle part encouragés. La franchise est la moins sociable des vertus. »

Terminons par quelques citations de Multatuli, exprimant quelques unes ses idées forces :
«Il n’y a pas un seul individu qui ne serait regardé pour criminel s’il se permettait ce que l’Etat se permet.»
«Qui n’est jamais tombé n’a pas une juste idée de l’effort à faire pour se tenir debout.»
«C’est stupéfiant de voir le nombre de gens qui prennent le risque d’avoir des enfants. La pisciculture a ses spécialistes. Mais le premier venu a des enfants qu’il élève.»
ou encore : «Chagrin et joie dépendent plus de ce que nous sommes que de ce qui nous arrive.»
Lisez, relisez « Max Havelaar »… Cent cinquante années ont passé, mais certains écrits ne sont pas aussi déconnectés de l’actualité que l’on pourrait le supposer. Quant aux autres écrits de Multatuli, il y a fort probablement des idées intéressantes à y piocher ! Une autre chronique serait nécessaire pour discuter de la notion même de « commerce équitable » telle qu’elle est appliquée de nos jours. Je rassemble quelques docs à ce sujet, j’approfondis et j’aborde la question un de ces quatre…

NDLRMes sources : le site Rocbo.lautre.net a consacré plusieurs études richement documentées à Multatuli – l’éphéméride anarchiste sur le web – L’Encyclopédia Universalis – le roman de Multatuli « Max Havelaar ».
Les illustrations : la photo n°4 représente la maison de Eduard Douwes Dekker à Lebak ; elle provient des archives du musée Multatuli à Amsterdam de même que plusieurs autres clichés. la photo n°2 présente un portrait du Régent et de ses serviteurs – La photo n°6 est un portrait de l’épouse de Multatuli.

8 

12mars2012

Randonnée dominicale le long de la Nationale 7

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour...; Feuilles vertes.

Sortir du nucléaire ? Et comment chère madame !

 Nous aussi on a joué les « maillons » de la chaîne organisée par le Réseau Sortir du Nucléaire (en courant). Après s’être inscrits bien sagement sur le site, on a choisi Péage de Roussillon, comme point de ralliement. Lyon, on n’avait pas envie et Avignon – certes il y a le pont – mais ça faisait une trotte. Au fait pourquoi le Réseau Sortir du Nucléaire a-t-il choisi ces deux villes comme extrémités de la chaîne ? Deux bonnes raisons : la vallée du Rhône est la zone la plus nucléarisée d’Europe ; la distance Avignon-Lyon est symboliquement la même que celle de Fukushima à Tokyo. La Feuille Charbinoise a choisi Péage de Roussillon, car il semblait qu’il n’y avait pas grand monde d’inscrit à ce point de ralliement là. Ensuite, pour nous, c’est tout droit vers l’Ouest comme la route des pionniers. Tertio c’est un peu au milieu de nulle part… Les pauvres autochtones n’ont droit qu’au voisinage de la centrale de St Maurice l’Exil, un site tout aussi polluant que les autres mais finalement assez discret. On avait donc des chances de ne rencontrer que des militants lambda et d’échapper aux huiles qui se sont regroupées en des points plus « prestigieux » de la chaîne. Ça tombait bien, on n’avait pas envie de discours, de flonflons et de slogans. Juste d’un peu de convivialité pour se sentir moins isolés dans ce monde de brutes, et d’un peu d’exercice pour se réchauffer car le mistral était au rendez-vous.

 Nous nous sommes retrouvés à quelques centaines (ne me demandez pas le nombre exact, je ne suis pas doué pour les estimations ; demandez le aux pandores qui ont passé leur temps à remonter et descendre la chaîne : compter, ils n’avaient que ça à faire) sur le parking d’un hypermarché. Une petite buvette, un groupe de musicos talentueux, une zone protégée des grandes rafales de vent, un beau soleil… le pied ou presque. Il faut reconnaître que le parking d’un hyper, même lorsqu’il est tout neuf, on en a vite fait le tour. Plusieurs cars sont arrivés. Le regroupement des transports était une bonne idée car ça limitait l’encombrement en véhicules de tous genres. Comme on n’était que deux à venir de notre métropole régionale, on a renoncé à affréter un transport collectif… La chaîne s’est organisée : un départ plan plan vers le Sud pour traverser l’agglomération ; un départ un peu plus « sportif » vers le Nord, pour rejoindre les ceuss du point de rassemblement voisin. Après pas mal de piétinement et quelques calculs mathématiques approximatifs, on s’est vite aperçu qu’on ne serait pas assez nombreux pour faire la jonction, même avec l’appui logistique de cordelettes et de rubans. Une fois le long serpent déployé… et ça a été un peu laborieux, on a finalement choisi le principe de la chaîne itinérante : environ trois kilomètres pour rejoindre ceux qui venaient dans notre direction en partant d’Auberive. Des estafettes en vélo faisaient la navette d’un bout à l’autre de la joyeuse ribambelle.

 C’est passionnant une randonnée le long de la Nationale 7 dans les faubourgs d’un gros village perdu au milieu de nulle part. En tout cas, on a le temps d’apprécier longuement le paysage. Les banlieues dans les zones rurales sont devenues aussi moches que celles des grandes villes : pavillons tristement désalignés avec barbecues, haies taillées au cordeau et chiens-chiens qui aboient ; empilement de boutiques qui vendent tout et n’importe quoi à des prix incroyablement fantastiques ; friches transformées en dépôt de matériaux hétéroclites… et saleté omniprésente des bords de route. Notre chaîne, dont les maillons pavoisaient en jaune et en noir, plus quelques couleurs subtilisées à l’arc-en-ciel, avait au moins le mérite d’apporter un peu de couleur s’ajoutant au fond de ciel bleu. C’était sans doute la première distraction annuelle offerte aux habitants du coin. Les adultes étaient prudemment cachés dans leur salle à manger devant l’écran magique, mais quelques enfants jetés hors du domicile familial étaient surexcités par cet événement carnavalesque. Je doute par ailleurs que le défilé de carnaval, s’il y en a encore un, emprunte un itinéraire pareil… Quant au tour de France ?

 Nous avions pour consigne évidente de ne pas gêner, ou de gêner le moins possible, la libre circulation des véhicules, afin de permettre aux automobilistes mécaniquement émancipés de s’adonner pleinement à la joie de leur excursion dominicale sur la N7. De ce côté là il n’y a eu aucun incident à signaler : juste l’occasion pour moi, histoire de tromper l’attente, de m’amuser à faire quelques statistiques. Deux heures ou presque à stationner ou à marcher le long de la Nationale 7, on en voit passer pas mal, des engins motorisés, même si c’est une tranche horaire relativement calme. J’ai remarqué ainsi qu’une petite moitié des conducteurs ou des passagers des véhicules en question envoyaient des signaux de sympathie et de soutien. J’ai noté aussi que plus l’engin mécanique était gros, plus les conducteurs avaient les yeux rivés sur la ligne bleue de la Méditerranée ou de la colline de Fourvière, le pompon du mépris étant accroché aux énormes 4×4 vitres fumées et pare-chocs rutilants. Du côté des camping-cars c’est moins flagrant : je me demande si la discrimination ne serait pas liée à l’origine géographique… En tout cas, selon l’IFOP charbinois, les Allemands sont plus souriants que la moyenne et les retraités français plutôt ronchons (je n’ai aucune solidarité de caste avec ces gens-là ; je suis un rebelle moi monsieur…).

 Quand je vous aurai dit qu’une journaliste du Dauphiné est venue me tirer le portrait tellement elle me trouvait mignon avec mon petit drapeau (soyez gentils, laissez-moi fantasmer), vous saurez presque tout. Elle a trouvé le moyen de répondre « moi je travaille » à un de mes voisins qui avait émis un commentaire défavorable à son sujet… Effectivement, nous on ne bossait pas, on randonnait pour cueillir des champignons – ou plutôt pour les empêcher de pousser, en fait. Pour ma part, quand elle a fait référence au « Dauphiné Libéré », je lui ai demandé si c’était un journal, mais elle n’a visiblement pas compris le cynisme de ma question. Une fois la jonction opérée, nous avons plié bagages. J’étais plutôt ronchonchon jusqu’à ce que j’apprenne, par les infos, que nous étions environ soixante mille. Je me suis alors dit que si on n’était pas venus, d’une part il n’y aurait eu que 59 998 manifestants, et que d’autre part on n’aurait pas découvert, sur notre chemin de retour, le château médiéval de Montseveroux et sa porte extraordinaire. Certains se demandent peut-être pourquoi je ronchonnais – alors que d’ordinaire cette attitude m’est totalement étrangère ? (censuré par la correctrice) D’une part, la gravité du problème est telle que je m’attendais à une marée humaine (je suis un grand idéaliste). D’autre part, à titre personnel, je manifestais, en 1971, contre la construction de la centrale de Bugey et contre l’entrée dans le nucléaire. Plus de quarante années se sont écoulées et je manifeste maintenant pour qu’on se dépêche de sortir avant que les carottes ne deviennent trop radioactives. Point négatif, mes cheveux ont blanchi et j’ai l’impression de faire du surplace. Point positif, même si ma pensée évolue au fil des ans et que mon cerveau se ratatine un peu, je ne suis au moins pas une girouette. Tiens, au fait, il paraît que le Parti Socialiste, cette fameuse Gauche qui va changer nos vies, s’est fait remarquer par son absence totale sur les divers points de rassemblement. A bon entendeur salut. De Gauche ou de Droite, sachez que le Césium, le Strontium et autres joyeusetés tuent de la même manière.

Addenda – en attendant le « bric à blog », un lien avec des reportages sympas que l’on peut visiter : « Récits de Fukushima« . Faire vos courses avec un dosimètre, ça vous tente ?

8 

5mars2012

Le nucléaire civil c’est trop balèze, mieux vaut ne pas s’en servir pour ne pas l’user…

Posté par Paul dans la catégorie : Feuilles vertes; Humeur du jour.

 En fait, si j’ai bien compris les propos de la bande d’ineffables amuseurs publics  d’experts compétents, qui essaient de nous dérider ramener à la raison, depuis quelques mois, les habitants de Fukushima, de Tchernobyl, de Three Mile Island, ont eu un bol pas possible. Grâce aux accidents nucléaires qu’ils ont eu la veine d’avoir dans leur petit coin de campagne, ils bénéficient, ou vont bénéficier (ça dépend de quand a eu lieu l’incident nucléaire mineur chez eux) de conséquences archi-positives. Le meilleur exemple est fourni par Tchernobyl. Depuis que le pétard sans odeur nauséabonde a légèrement fusionné, la nature ne s’est jamais aussi bien portée. Je ne l’invente pas puisque c’est Monsieur Jancovici, polytechnicien et grand supporter de Nicolas Hulot, qui le déclare, Monsieur Claude Allègre qui le répète, et Monsieur Eric Besson qui en est pleinement convaincu. La zone de Tchernobyl est un sanctuaire de nature ; l’homme n’y met plus les pieds et les zanimos y sont donc les rois. Après s’être livré à de très sérieuses expertises, le numéro un du trio est formel : très peu de malformations, les espèces s’adaptent et certains animaux qui avaient disparu du secteur ont reconquis ce nouvel eldorado de verdure. Je ne caricature aucunement ; il suffit de consulter le site « Manicore » sur lequel s’exprime ce monsieur, et plus particulièrement la page « discussion autour de quelques idées reçues sur le nucléaire civil ». On y trouve des informations de ce style : « l’accident de Tchernobyl a paradoxalement aussi eu une conséquence positive sur « l’environnement », tout simplement en conduisant à l’évacuation des hommes dans un rayon de 30 km autour de la centrale, devenus inhabités depuis 15 ans. En effet, la suppression de quasiment toute présence humaine (l’homme est de très loin le premier « prédateur » du milieu naturel) est considérablement plus impactant – dans le sens positif – pour l’environnement que le fonds de radioactivité supplémentaire que l’accident a engendré près de la centrale ! Des comptages effectués indiquent, par exemple, que bon nombre d’animaux prospèrent désormais dans la « zone interdite » bien plus qu’avant l’accident. Quoi que cela ne soit pas du tout politiquement correct d’énoncer les choses ainsi, on pourrait dire, en caricaturant à peine, que Tchernobyl a converti, de force, des terres agricoles (et une ville) en réserve naturelle (une « réserve naturelle » n’est en effet rien d’autre qu’un endroit où l’homme est prié de ne pas habiter, et de se déplacer sur la pointe des pieds). Le niveau de radioactivité y est certes plus élevé qu’avant l’accident, mais comme il est exposé plus haut cela ne gêne pas l’immense majorité des êtres vivants qui s’y trouve, et dans une large partie de la zone cela ne gênerait même pas les hommes s’ils décidaient d’y retourner. »

 Si vous avez particulièrement mauvais esprit – ce qui n’est pas mon cas, je vous préviens tout de suite – vous pouvez compléter cette lecture édifiante par le texte de Valéry Laramée de Tannenberg intitulé « Tchernobyl, destructeur de biodiversité » que Fabrice Nicolino a publié sur son blog, « planète sans visa ». Moi personnellement, j’ai lu une partie des textes fondamentaux qu’ont pu écrire sur la question les membres du trio sus-cité (la preuve qu’ils sont sérieux c’est que les pieds nickelés étaient trois eux aussi et qu’ils ont fait un carton !), et je suis convaincu. En fait, quand je vois tous les bienfaits que peut nous apporter le nucléaire civil, et surtout les accidents mineurs qui émaillent parfois l’historique du fonctionnement des centrales, mon seul regret c’est qu’il n’y en ait pas plus (de centrales ET d’accidents). J’ai la chance de vivre au centre d’un triangle d’or quasiment paradisiaque (Bugey, Cruas, Malville) et malgré tout je ne bénéficie que d’une quantité de retombées radioactives vraiment minimes. Du coup je ne peux pas vraiment profiter au maximum du bien-être que devraient m’apporter la présence de ces centres d’agrément. De là à ce qu’on nous explique bientôt que Nagasaki et Hiroshima ont eu des conséquences formidables pour la biodiversité au Japon… (censuré).

 Pour aller plus loin dans ma réflexion, je me dis même que c’est dommage de considérer le nucléaire comme un pis-aller, ainsi que le font certains hypocrites plus ou moins de gauche. Les discours genre « oui c’est vrai, il y a quelques problèmes – les déchets entre autres – mais à cause du réchauffement climatique, à court terme y’a pas mieux » ou bien « maintenant c’est trop tard, on ne peut plus revenir en arrière, les choix sont faits »… Je trouve que c’est vraiment trop réducteur comme énoncé. En fait, le nucléaire civil c’est un truc tellement balèze que c’est presque dommage de l’offrir à des citoyens qui ne le méritent pas. Nous allons d’ailleurs porter derechef ce message de paix, d’amour et de tolérance aux arriérés qui vont se réunir pour former une chaîne humaine dans la vallée du Rhône à l’occasion de l’anniversaire du happening de Fukushima. En étant un peu pédagogue, je pense que je n’aurai pas de mal à leur expliquer qu’en fait ce rassemblement doit être festif car les Japonais ayant évacué la zone proche donnent une chance inespérée à la nature de se « renaturer ». Si ça se trouve, avant cet emballement festif des réacteurs il n’y avait plus que quelques milliers de grenouilles à quatre pattes dans la région. Imaginons que le nombre de grenouilles se multiplie par dix, et que le nombre de pattes de chaque amphibien se multiplie par deux : d’ici quelques années, le Japon pourra massivement exporter des cuisses de grenouilles vers la France. Si ça se trouve, avec la crise qui se prolonge, on n’aura plus que ça à manger, des cuisses de grenouilles irradiées pas trop chères… Il paraît que la tourbe ukrainienne des environs de Tchernobyl, après avoir accompli un parcours compliqué (transit par la Lituanie, embarquement dans des cargos en direction de l’Union Européenne, déchargement à Dunkerque et ailleurs, nouveau transport en camion…) aurait fini par aboutir dans de bons vieux sacs de terreau pour jardinage commercialisés dans certaines grandes surfaces. J’aimerais qu’une étude scientifique soit conduite par le trio nickelé pour démontrer que dans les jardins ainsi fertilisés, les choux contiennent trois fois plus de vitamines et que les carottes n’ont point de tumeurs au cerveau. Le problème – que ne manqueront pas de soulever certains grincheux – c’est qu’avec l’âge, je deviens amnésique, et incapable de citer mes sources…

 Peut-être que vous aussi vous allez participer à cette sublime manifestation le long de la nationale 7 – chaîne humaine sur laquelle vous pouvez vous informer et vous inscrire à cette adresse ; dans ce cas, peut-être nous rencontrerons-nous le dimanche 11 mars. Je serai facile à repérer. J’emporte un fût de déchets radioactifs russes (il en traine partout) et je compte bien me hisser dessus (je ne suis pas grand) pour attirer l’attention de la foule d’illuminés qui va nous entourer, et essayer de ramener les brebis égarées dans le troupeau. Autre signe de reconnaissance : je porterai un Tee-Shirt avec la silhouette de Claude Allègre devant, la photo de Besson dans le dos, et, pour compléter ma panoplie, j’ajouterai sans doute une casquette FNSEA : Fédération Nationale des Soutiens de l’Energie Atomique. Tous ceux qui écouteront l’intégralité de ma plaidoirie pour l’atome auront la chance de repartir avec une petite fiole de cesium 137 qu’ils pourront verser goutte à goutte dans les filtres de la VMC de leur habitation. A condition de porter, pendant quelques temps, une combinaison NBC adéquate, ils s’apercevront que – vraiment – le nucléaire est aussi incontournable qu’inoffensif.

 Ce qui devrait me rassurer pleinement c’est que tous les candidats aux prochaines présidentielles, jugés « sérieux » par les médias « responsables » sont peu ou prou (plutôt prou que peu d’ailleurs) favorables au maintien du cap énergétique « nucléaire for every french body » (grâce à l’atome je deviens polyglotte). Ça fait un moment que l’on savait que le lobby « école des Mines, Areva, Edf » avait bien fait son travail de noyautage. Cette évidence est encore une fois démontrée : des bérets-baguettes d’extrême-droite aux casquettes CGT, tout le monde est prêt à miser sa culotte sur les radiations franco-françaises. Déjà que les radiations ex-bolcheviques n’ont que des effets bienfaiteurs sur l’environnement, il est clair que des radiations franco-françaises ne peuvent qu’aider le coq gaulois à améliorer la qualité de ses cordes vocales. Pauvres Allemands qui en sont réduits à tout miser sur le soleil, le vent et autres fanfreluches. Comme le faisait judicieusement remarquer un homme averti avec qui j’ai eu la chance de faire tablée commune cette semaine : une centrale nucléaire c’est plusieurs milliers de mégawatts ; tu imagines le nombre d’éoliennes qu’il faudrait pour égaler tout ça ? Heureusement que personne n’a eu la grossièreté de lui faire remarquer que des grandes hélices il en faudrait beaucoup si l’on persistait dans la voie de la surconsommation et du gaspillage ou que l’on n’était pas forcément obligé de raisonner la production énergétique uniquement en terme de centralisation, que les sources d’énergies pouvaient être diversifiées… Tout le monde était sous le charme de ce discours majestueux sur la beauté rayonnante d’une tour de refroidissement, le soir, au coucher du soleil, dans la vallée de la Loire… Tout à fait autre chose, sur le plan poétique, qu’une hideuse pale d’éolienne. Cet homme parlait avec son cœur.. Je ne pense même pas qu’il avait éprouvé le besoin de lire le petit guide de conversation élaboré, à l’occasion des fêtes de fin d’années, pour les cadres de l’industrie électro-nucléaire pour les aider à animer les soirées festives dans des familles d’écolos arriérés.

Ma conclusion d’expert bénévole, dont les revenus mensuels sont légèrement complétés par des versements illicites mais néanmoins fort utiles, est toute simple : d’accord le nucléaire on consent à vous en remettre une couche pour trente ans mais il va falloir faire preuve d’un peu plus d’enthousiasme. Il nous faut des contreparties sonnantes et trébuchantes : engagez-vous par exemple à acheter les livres de Claude Allègre le lendemain de leur parution, allez faire du tourisme dans les zones irradiées au lieu de fuir lâchement, et surtout ne vous laissez plus influencer par les adeptes du riz complet à la sauce de soja et des oreillers en noyaux d’abricot. Ne faites plus semblant d’accepter le nucléaire, plébiscitez-le, ça fera plaisir à ……… qui vous voudrez. Cette histoire de déchets c’est de la foutaise… Ils ne sont vraiment dangereux que pendant quelques dizaines d’années selon l’un des piliers du trio mentionné plus haut. A court terme, ils émettent plus de billets de banques que de radiations pour les populations impliquées dans leur conservation.

NDLR : source de l’image 3 = http://www.scoop.it/t/anti-nuclear-anti-nucleaire
Excusez le ton un peu confus de ce billet, mais il avait été écrit par un jeune écolo stagiaire à la rédaction et le grand manitou a dû essayer de le remettre dans le droit chemin (pas le jeune ! à soixante balais ou presque il est irrécupérable, mais l’article).

4 

29février2012

Le grand et admirable royaume d’Antangil

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Mondes imaginaires.

Première Utopie française, au XVIIème siècle

  « Le grand et florissant royaume d’Antangil, inconnu jusqu’à présent aux anciens historiens et cosmographes, mais toutefois très fameux aux régions de Chine, Taprobane et Java, est situé au Sud de la grande Jave ; sa longueur s’étend de six degrés par deça le tropique de Capricorne et l’Ouest vers le pôle antarctique jusqu’au 50ème degré, ce qui ferait 22 degrés en tout, revenant à 330 lieues. Sa largeur est d’un peu moins de deux cents, réellement que la figure est comme carré longuet et contient de tour mille soixante lieues. Il est limité du côté de notre Pôle de la grande mer des Indes. De l’Antarctique de certaines hautes montagnes toujours pleines de neige, nommées Sariché, habitées de gens fort barbares et cruels. De l’Est, d’un grand fleuve nommé Larit, qui va tomber en la mer des Indes. De l’Ouest, d’un autre fleuve nommé Bachi. Par le milieu se fait un grand golfe nommé Pachinquir, lequel s’étend jusqu’à cent lieues dans les terres, faisant plusieurs belles anses, ports, rades et îles. Sa largeur est de dix-sept lieues, recevant quatre grands fleuves, lesquels après avoir couru la plupart de ce Royaume se dégorgent « en icelui » : ce qui le rend merveilleusement fertile, plaisant & agréable, pour être tous navigables & d’une longue course, avec mille autres petites rivières, fontaines, lacs et ruisseaux… »

Ce texte constitue le premier paragraphe du premier chapitre d’un étrange ouvrage, publié au début du XVIIème siècle, en 1616, intitulé « le grand et merveilleux royaume d’Antangil », et portant, comme signature, les initiales I.D.M.G.T. L’ouvrage est préfacé à destination des « Très hauts, très puissants et très illustres Seigneurs, Messieurs les Etats des Provinces Unies du Pays Bas ». L’identité réelle de celui qui se cache derrière ces initiales fait débat parmi les historiens. On attribue généralement cet ouvrage à un certain Joachim du Moulin, gentilhomme tourangeau. A l’appui de cette hypothèse, le fait que le livre ait été édité à Angers. D’autres auteurs font référence à Jean de Moncy, maître d’école à Tiel en Hollande. Rien de vraiment probant ne permet véritablement de valider un choix plutôt qu’un autre. Cela fait un siècle exactement qu’a été publiée la première édition de  l’Utopie de Thomas More (1516). Il a fallu un délai assez long pour que l’auteur anglais fasse des émules en France, et Antangil est considéré comme la première création d’une utopie en langue française (si l’on fait exception de l’abbaye de Thélème de François Rabelais ; son  « Pantagruel » est avant tout une biographie d’un personnage imaginaire, plus que la description d’un royaume). De nombreuses autres suivront au cours du XVIIème siècle (la Cité du Soleil, les Etats de la Lune, les Sévarambes…) et encore plus au siècle des lumières (Libertalia, Voyage au pays de Houyhnhnms, le pays des Gangarides…).
Une petite remarque avant de rentrer dans le vif du sujet : ces univers « sur mesure » créés par des cerveaux imaginatifs me fascinent, même si peu d’entre eux ne me donnent ne serait-ce que l’envie d’y faire une brève excursion. Ai-je été marqué, dans mon jeune temps, par la lecture de certains ouvrages de Jules Vernes, dont la célèbre « Ile mystérieuse » ? Est-ce parce qu’à mon tour, dans ma période « jeu de rôles », je me suis livré avec délices, à cet exercice amusant consistant à jouer au deus ex machina, en créant un univers médiéval assez complet, avec l’aide d’un ami cartographe ? En tout cas, c’est toujours avec un grand plaisir que je me plonge dans ce « guide de nulle part et d’ailleurs » qui trône en bonne place dans l’étagère en dessus de mon bureau. On parcourt quelques pages, puis on part à la dérive sur l’océan, vers Antangil par exemple, le monde dont nous allons parler par la suite…

 Bien que l’on ait des doutes concernant l’identité de l’auteur, l’étude du monde qu’il a créé et des valeurs qu’il développe, permet quand même de se faire une idée de sa personnalité. Il appartient, avec certitude, à la religion réformée ; s’intéresse à la géographie et aux voyages de découverte qui ont été réalisés pendant la période de la Renaissance ; se passionne pour la question militaire, puisqu’un tome complet de son ouvrage est consacré à l’organisation et au fonctionnement de l’institution militaire « antangilienne »… Dans les cinq tomes de son œuvre, Joachim du Moulin (je retiendrai ce nom pour plus de commodité, avec les réserves que j’ai indiquées) présente un fonctionnement détaillé de son utopie, après avoir fait, dans la première partie, une description géographique assez sommaire de l’île. Ce tome 1 comprend une carte, assez complexe, dans laquelle les noms de lieux sont indiqués par des numéros. Elle est donc accompagnée d’un index détaillé permettant de repérer villes, villages, et principales curiosités naturelles. Après la géographie, l’auteur détaille, dans les tomes suivants, le mode de fonctionnement des institutions politiques, les croyances religieuses et le système social. Son étude couvre de nombreux domaines, de l’éducation des jeunes aux conditions d’exercice de la religion, en passant par la façon de voyager. L’organisation militaire occupe, comme je l’ai dit plus haut, un tome complet à elle seule. Nous allons essayer, dans la suite de ce billet, de voir quelles sont les particularités d’Antangil et les idées novatrices, par rapport à son époque, que Joachim du Moulin a voulu faire connaître à ses lecteurs. L’ouvrage ne semble en effet pas avoir été rédigé dans un but récréatif, mais bien avec l’intention de suggérer un certain nombre de réformes dans l’organisation sociale du Royaume de France.

 A l’époque où est publié ce livre, l’Australie n’a pas encore été découverte, mais de nombreux géographes sont convaincus qu’il existe, dans l’océan Pacifique, un continent dont la masse équilibrerait les étendues de terre de l’hémisphère Nord. La certitude quant à la présence d’un vaste continent austral est telle qu’à la fin du XVIème siècle, plusieurs géographes représentent un continent « hypothétique » sur leur mappemonde. C’est le cas du savant belge Abraham Ortelius, dont on peut admirer l’ouvrage en incise dans ce paragraphe. Il n’est donc pas étonnant qu’Antangil se situe dans les mers australes. Les dimensions du royaume n’ont cependant rien à voir avec l’énorme « banane » imaginée par Ortelius. L’auteur rappelle sans cesse au long de son propos le côté merveilleux du pays, la beauté du paysage magnifiée par l’intervention habile de l’homme : de nombreux détails, comme les quatre fleuves par exemple, rappellent la description du jardin d’Eden. Dans un lieu aussi agréable à vivre, le climat ne peut être que d’une infinie douceur et d’une grande variété. L’étendue du Royaume permet au voyageur de passer fort commodément d’une saison à une autre : étés marqués par de douces chaleurs, hivers rigoureux, printemps et automnes ensoleillés se côtoient à chaque instant de l’année. Une telle variété incite au voyage, et tout est prévu d’ailleurs pour que celui qui parcourt les routes soit bien accueilli. Il existe grand nombre d’auberges et d’hôtels bien aménagés, dans lesquels les prix sont affichés, précise l’auteur, afin que nul ne puisse être victime d’une quelconque malhonnêteté. Les lieux à visiter ne manquent pas, de l’étonnant volcan qui surplombe l’île Corylée, au Sud-Ouest, aux eaux merveilleuses du grand lac Bacico. La capitale, Sangil, se dresse non loin des rives de ce plan d’eau. Le Roi et les familles nobles qui vivent dans la capitale, apprécient de séjourner dans les îles merveilleuses qui se trouvent au milieu du lac. Sangil est une ville agréable qui offre à ses visiteurs de nombreuses récréations.

 Les amateurs d’une flore et surtout d’une faune exotique ne seront pas déçus lors de leurs excursions. On trouve dans le golfe de Pachinquir, d’étranges créatures. L’une d’entre elles, tout à fait inoffensive, a un corps de cheval, recouvert à moitié de poils et d’écailles, avec une tête de lion. Cet animal hybride se déplace à grande vitesse, aussi bien dans l’eau que sur terre, et peut donc attraper facilement n’importe quelle proie. Comme il préfère le poisson à la viande, on ne le rencontre que très rarement dans l’intérieur des terres, bien qu’il apprécie beaucoup la compagnie de l’homme qu’il n’attaque jamais. On assiste parfois à des combats entre cet animal et une sorte d’énorme crocodile. La majorité de la faune ressemble à celle de nos contrées, mais, de façon générale, les animaux sont de plus grande taille ; les élans sont facilement de la grosseur de deux chevaux et les ours blancs et bruns sont des adversaires redoutables. Les espèces d’oiseaux sont innombrables, et la variété des climats permet d’observer aussi bien des oiseaux de paradis, que des perroquets, des aigles ou des cormorans. Mais, plus qu’à l’exotisme des paysages et aux mœurs de ses habitants, c’est surtout le fonctionnement politique de cette utopie que je voudrais m’attacher à décrire…

 Il y a deux mille deux cent ans de cela, le Royaume d’Antangil était gouverné par toutes sortes de rois et de princes qui ne s’entendaient point, se faisaient sans cesse la guerre et gouvernaient fort mal. Le pays était dans un état désastreux ; les terres étaient mal cultivées et le peuple fort malheureux. Un jour, les habitants les plus avisés du royaume, princes comme gens du commun, se réunirent et décidèrent de réorganiser le pays pour que cesse un tel désordre qui leur déplaisait tout autant qu’à Dieu. Ils discutèrent longuement et mirent au point les règles de gouvernement qui sont en cours aujourd’hui et ont fait à nouveau la prospérité du pays. Tout le continent est réuni en un seul et unique royaume partagé en cent vingt provinces. Les maisons de toutes les villes et villages sont regroupées par unités de dix, cent, mille ou plus selon la taille des bourgs. Dans chaque groupe d’habitations, le père de famille le plus avisé, reçoit le droit de commander les dix autres et de veiller à ce qu’il n’y ait aucun conflit, à ce que chacun travaille comme il le doit et respecte les règles de bon voisinage. Il reçoit le titre de dizainier, et en cas de problème, peut faire appel au centenier, élu par neuf autres dizainiers comme lui… et ainsi de suite… Selon l’ampleur du problème on peut faire intervenir le millénier ou le dixmillénier, chacun étant habilité à démêler des situations de plus en plus complexes. Pratiquement au sommet de cette pyramide sociale se trouve le « Conseil des Etats », sorte de parlement rassemblant 360 conseillers. Chaque province en désigne trois, un noble, un citoyen de ville et un de village. Ce conseil sert d’intermédiaire dans les deux sens entre les provinces et le Roi. Chacun des conseillers ainsi désigné porte sur ses vêtements les couleurs de sa province, mais son mandat électif est limité à un an « pour éviter la corruption qui se glisse par la trop longue prolongation des états et des offices, mais aussi pour rendre plus de gens capables de manier les affaires et faire reconnaître par l’administration de celles-ci leur valeur et leur mérite. » On notera deux choses : d’une part l’avancée dans les idées politiques de l’époque que représente un tel organigramme social ; d’autre part le fait qu’il y a, dès le XVIIème siècle, des gens conscients du fait que celui qui détient le pouvoir tend à le conserver par tous les moyens. Joachim du Moulin pousse le souci du détail assez loin : pour éviter les débats interminables et les dissensions, les membres du Conseil des Etats élisent en leur sein une assemblée plus réduite : le Sénat. Les sénateurs sont au nombre de cent et sont choisis non parmi les plus riches, insiste l’auteur, mais parmi les plus compétents et les plus honnêtes. Ils doivent être âgés d’au moins quarante ans car « la jeunesse n’est nullement propre à gouverner mais plutôt à précipiter… »

 Antangil reste une monarchie, mais le titre de Roi est essentiellement une fonction de prestige. Il est élu parmi les sénateurs et ne contrôle qu’un budget limité alloué chaque année. Il n’a pas son mot à dire en ce qui concerne le budget de la nation qui est géré par l’assemblée. Le Royaume possède de nombreuses richesses. L’exploitation de l’or, de l’argent, du cuivre… que l’on trouve dans les hautes montagnes, ainsi que la commercialisation des perles, assure au pays un revenu important, et permet de maintenir les taxes à un niveau très bas. Cette richesse profite donc au peuple. Le Roi ne peut en aucun cas en faire usage à sa guise. C’est l’assemblée qui décide, dans l’intérêt général, de quelle manière seront gérées les ressources. Le roi ne peut non plus intervenir dans le cours de la justice ; il n’a pas le droit de faire emprisonner ou punir d’une quelconque manière un habitant du Royaume. Puisque la mission qui lui est dévolue est surtout une fonction de représentation, le roi, comme tous les membres des assemblées, possède une tenue d’apparat lorsqu’il se présente en public. Joachim du Moulin accorde beaucoup d’importance à ce type d’informations, et le costume du roi est longuement décrit : robe de toile d’or, cramoisie, brodée, chemise de soie, pantoufles de toile d’or, couronne ornée de diamants et sceptre également orné de pierres précieuses… Lorsqu’il se déplace dans les rues de la capitale, il est précédé et suivi par une cohorte de soldats, de gentilshommes et de musiciens. En conclusion, le roi n’est point là pour gouverner, mais pour faire plaisir aux peuples des provinces dont il faut respecter les coutumes. Le peuple aime le spectacle qu’offre la monarchie, mais n’apprécie pas forcément les diktats contraires à ses intérêts ! L’auteur consacre un nombre important de pages à décrire tous les rituels qui rythment la vie quotidienne du monarque, ainsi que la splendeur du décor dans lequel il évolue (Versailles et la galerie des glaces ne sont pas loin !).

Le fonctionnement du système judiciaire d’Antangil ne manque pas d’originalité non plus : les magistrats sont tirés au sort. Les noms des personnes les plus sages du royaume, remarquables pour leur piété, leur sincérité et leur intégrité de vie, sont placés dans trois caisses distinctes : futurs présidents dans la première, conseillers dans la seconde, avocats et procureurs dans la dernière. On choisit ainsi tout d’abord les magistrats de la capitale, puis ceux des différentes provinces, en veillant à ce que chacun exerce ses prérogatives dans une région dont il n’est pas originaire. La justice n’intervient qu’une fois que les tentatives de conciliation au niveau des dizainiers et des centeniers a échoué. Mesures d’avant-garde pour l’époque, la torture est interdite, de même que l’exposition prolongée des corps des condamnés exécutés. Le système de calcul et de paiement des impôts est très équilibré. L’auteur décrit minutieusement le mode de collecte des diverses taxes. Celui-ci est très codifié puisque même les honoraires perçus par chacun des intermédiaires est fixé d’avance.

 De nombreux autres détails dans l’ouvrage de Joachim du Moulin témoignent de son imagination et permettent de juger à quel point « Antangil » a été rédigé en réaction contre les multiples excès de la monarchie absolue qui s’installe comme système dominant dans un bon nombre de pays d’Europe. L’auteur n’a pas voulu rédiger un pamphlet vengeur contre la société de son époque, mais il a cherché, avec diplomatie, à proposer un certain nombre de garde-fous contre les travers de plus en plus nombreux qui entravent, à ses yeux, le fonctionnement idéal du royaume : corruption, servilité, incompétence, mesquinerie… sont autant de tares que le modèle de gouvernement imaginé pour Antangil tend à combattre. Rien de bien révolutionnaire dans l’absolu, mais des idées fortement novatrices si l’on se place dans le contexte de l’époque. Nul doute que le système administratif de la justice et des finances proposées dans son livre aurait sans doute mieux fonctionné que ce qui se passait dans la réalité en France, en Espagne ou ailleurs. Le rôle dévolu au peuple est également une grande nouveauté : la noblesse n’est pas remise en cause dans son statut, mais les multiples règles élaborées et longuement décrites dans les divers chapitres consacrés à la politique et à la justice garantissent aux petites gens un minimum de respect de leurs droits. Il ne nous reste plus qu’à espérer voir naître un jour une grande et belle utopie pour le XXIème siècle. Même s’ils ne sont pas comparables en tout point, les travers des élites dirigeantes et la misère de certaines populations un peu partout sur la planète, rappellent bien des mauvais souvenirs !

 

0 

22février2012

Bric à blog en second de l’an de grâce 2012

Posté par Paul dans la catégorie : Bric à blog.

Nouveautés

  Deux nouveaux blogs dans les « liens permanents »… Le premier s’intitule « Les Cénobites tranquilles« . La base secrète de son animateur semble se situer à l’opposé de la nôtre sur la carte de France (encerclement, Monsieur Guéant, encerclement !). J’apprécie à la fois l’esprit, le ton et le contenu de ce blog. C’est pas peu dire. Un petit côté almanach d’abord, avec tous les jours (ou presque) un petit rappel botanique ou anecdotique sur un ton agréablement humoristique. Le tout accompagné d’un petit muscadet, d’une notice biographique ou événementielle dans le genre éphéméride, avec une sélection de profils et de thèmes tout à fait dans l’esprit « feuillard » dauphinois. Les chroniques sont brèves, percutantes et plaisantes. Encore un émule du Père Peinard, me semble-t-il. En tout cas, à cause de lui, je passe cinq minutes de plus devant l’ordinateur à faire mon tour du web matinal (voir bric à blog précédent à ce sujet, si vous n’êtes pas un lecteur attentif).

Le ton du blog « Espace contre ciment » n’est pas du tout le même ; son contenu non plus, beaucoup plus théorique qu’événementiel. Le site est essentiellement dédié à la publication de textes, anciens ou récents, d’auteurs souvent peu connus du grand public. Le bilinguisme du site (français-allemand) crée aussi un style particulier et offre une piste intéressante à creuser, du moins pour ceux qui ont la chance d’être vraiment polyglottes (moi je suis tout juste poli). Le rythme de publication est moins soutenu que chez les Cénobites, mais, compte tenu de la consistance des textes mis en ligne, c’est préférable. Personnellement, j’ai trouvé instructif ce texte de Bordiga, critique de la politique urbanistique de Le Corbusier, datant de 1953 et intitulé… « Espace contre ciment »… L’idée architecturale exprimée par « la cité radieuse » de Marseille, n’est peut être pas aussi radieuse que certains se plaisent à le claironner, et l’entassement des humains dans de gigantesques fourmilières, même aménagées, n’est pas forcément un pas en avant vers l’émancipation.

Colère

  Il est des jours où l’on peut se demander dans quelle direction dérive le radeau des écologistes français, du moins celui qui se pare d’un vaste étendard vert. Les magouilles politiques incessantes de ses dirigeants n’ont semble-t-il guère profité à la progression des idées sur le terrain jusqu’à ce jour. Tout dépend en fait des objectifs que se sont fixés tous ces apôtres du développement durable sauce palais Bourbon. Un coup d’œil sur ce qui se passe chez les « Verts » allemands peut sans doute éclairer notre lanterne. J’ai beaucoup apprécié l’analyse caustique faite par Olivier Cyran « Dans le laboratoire de l’écolo-bourgeoisie » dans un article paru sur le blog du diplo.  C’est tout à fait édifiant. Dans son texte, le journaliste étudie la politique urbaine des Verts à Hambourg, et leur implication dans la construction de la nouvelle zone résidentielle dans le quartier du port. Je vous laisse le plaisir de découvrir son récit détaillé, que l’on pourrait résumer de la manière suivante : du moment que c’est écologique et durable, que les pauvres ont la permission de venir visiter, tant pis si c’est du résidentiel de haut-standing tout à fait sélect. L’étude ne se limite pas à Hambourg car ce n’est pas le seul lieu où les écologistes allemands ont passé ou s’apprêtent à conclure d’étranges alliances. Leurs condisciples français vont-ils suivre le même chemin à force de grenouiller dans le jeu électoral ? Il n’y a qu’à s’intéresser à la glissade vertigineuse de l’un des anciens phares de l’écologie politique française, Brice Lalonde, pour être quelque peu pessimiste. A part ça, histoire de tempérer un peu mon propos et de calmer une partie de mon lectorat, j’ajouterai que – bien que je n’aie aucune intention de voter pour qui que ce soit – Eva Joly m’est plutôt sympathique, et que, dans la mascarade qui se déroule actuellement, elle a malheureusement l’air autant à sa place que Oui-oui dans un film gore…

  Ce qu’ils sont en train de faire de cette Europe dont certain d’entre-nous ont rêvé, et rêvent toujours… ça me hérisse le poil. Encore un hold-up en cours guidé par les mafias qui nous gouvernent. Je crois que j’en reparlerai bientôt, tant le sujet me travaille.  Ce n’est pas parce que l’idée communiste a été galvaudée en URSS et ailleurs qu’elle est en soi mauvaise. Ce n’est pas parce que leur Europe et leur mondialisation sont de véritables caricatures de ce à quoi nous aspirons, qu’il faut pour autant renoncer à l’internationalisme et à l’abolition définitive des frontières. En tout cas, le réflexe nationaliste que certains politicards tendent à exacerber en ce moment n’est certainement pas la réponse à apporter à leur Europe du Fric et de l’Exclusion. Lisez à ce sujet « la tentation nationaliste« , un nouveau texte de Patrick Mignard, avec lequel je suis en parfait accord. « L’Etat nation a forgé une  » identité nationale « , c’est-à-dire un sentiment d’appartenance à une communauté. Ce processus ne s’est pas fait sans mal, et au prix de la destruction des particularités locales (culturelles, politiques, linguistiques… ). Cette identité a profondément imprégné les esprits et même, et surtout, l’inconscient collectif. Ce sentiment a été aussi, à son époque, largement exploité par les « capitalismes nationaux » afin de défendre leurs intérêts respectifs… Repeint aux couleurs du patriotisme, il a jeté dans la guerre des millions d’individus… et ce, aux plus grands bénéfices des fabricants d’armes et autres industriels et financiers. Le Capital, quant à lui, a su à la fois profiter de la protection des frontières de l’Etat-nation,… et s’en affranchir lorsque ses intérêts l’ont fait se diriger vers d’autres horizons. […] »

  Je n’ai rien contre les achats de proximité et la relation directe producteur-client, notamment dans le domaine agricole, mais les « relocalisations » et le « franco-français béret-baguette » parfaitement bidon de Monsieur Bayrou me donnent la nausée. Quand je pense qu’il y a des gens qui estiment que ce « Monsieur Propre » renouvelle l’image de la politique en France. Lisez donc l’article de Super No, « Bayrou et la soumission absolue au racket des banksters« . Si vous pensez encore après que ce clown propose un quelconque changement, je crois qu’il est grand temps de vous acheter une pipe à opium et de la bourrer avec des feuilles de laitue… Si l’on veut continuer à jouer au jeu « droite-gauche » en France, je crois qu’il va être temps de tracer une nouvelle frontière entre les deux camps, et de définir un ensemble de critères sérieux permettant de la positionner. Pour moi, l’un des premiers facteurs à sélectionner devrait être l’attitude politique par rapport au libéralisme économique et à la mondialisation sauce FMI… Je ne vous dis pas de quel côté du mur je place le PS, je vais encore me faire traiter d’extrémiste du centre ou de suppôt de Satan…

Sympa

  Faut pas voir tout en noir… Enfin si, suivant la symbolique que l’on associe à la couleur noire, surtout quand elle est égayée par quelques rayures rouges et vertes. Je me fais un plaisir de relayer l’appel qui a été lancé par une foultitude d’organisations sympathiques pour que soit organisée une grande « foire à l’autogestion ». Ça changera un peu des brocantes, des salons du tourisme ou du mariage. Tous les détails sur cette opération grandiose à cette adresse. N’hésitez pas, sonnez, et dites que vous venez de notre part. En tout cas, si ça marche, j’y vais. D’ici là je vais faire un tour au très ambigu mais néanmoins attirant salon « Primevère » à Lyon. Je vous en reparlerai quand j’aurai digéré mes flocons d’avoine, mes figues non traitées, et la lecture du programme des conférences.

L’heure du repas de midi approchant au moment où j’écris ces lignes, il est logique que je continue en parlant « bouffe bio ». Je sais que ça ne va intéresser qu’une minuscule frange de nos lecteurs mais je ne résiste pas à la tentation de vous parler de cette sublime boulangerie qui s’est ouverte, en banlieue parisienne, à Montreuil. Vous me direz que des boulangeries il y en a des dizaines de milliers et que ça risque d’alimenter pas mal de mes futures chroniques si je les passe une à une en revue. Certes, mais celle dont je vous parle a trois particularités essentielles : son nom comporte une chouette référence à Kropotkine, puisqu’elle est baptisée « la conquête du pain » ; deuxio, il s’agit d’une boulangerie autogérée, tertio, de l’avis des clients, il paraît que le pain et les sandwiches proposés sont excellents. Qui résisterait à l’idée de se manger un petit « Durruti » à midi, ou un petit « Louise Michel », « chèvre, tapenade et crème de poivron » ? Un petit lien juste pour vous mettre en appétit : « la conquête du pain« . L’excellente revue « l’âge de faire », a consacré un article à cette boulangerie autogérée. Dommage qu’ils n’aient pas pris la peine de toucher un mot à leurs lecteurs à propos de l’œuvre référente de Kropotkine… Peur que le mot « anarchiste » fasse fuir certains de leurs abonnés ? Il va être grand temps, un de ces quatre, de dédiaboliser définitivement ce terme. Je trouve toujours amusant quand, dans une biographie, on prend la peine de parler de tel ou tel « grand homme » en omettant, ou en minimisant, toute référence à ses idées politiques (jugées peu « sérieuses »). Vous me direz que c’est toujours mieux que l’ostracisme pur et dur avec lequel certains ont été traités au cours de leur carrière (en disant cela je pense à l’ethnologue Pierre Clastres par exemple…). J’espère que vous aurez apprécié au passage mes capacités à digresser !

Hors-piste

  Des infos, pratiquement en continu, sur la situation en Grèce. Citoyens français, observez bien ce qui se passe là-bas, le pire est devant nous. OkeaNews essaie de vous faire entendre un autre son de cloche que « Grèce = fraude, tricherie, faut bien payer un jour, profiteurs… » Heureusement que la toile permet de se tenir à l’écart de la propagande officielle. Le dernier reportage que j’ai vu sur France 2 à ce sujet, j’ai failli avaler mon dentier de travers. Par chance, mon dentiste, lucide, refuse obstinément de m’arracher toutes les dents pour m’en poser un. Pour en revenir à la Grèce et surtout aux Grecs (auquel je dédie la pensée fleurie en début de paragraphe), les donneurs de leçon du 20 h feraient bien de faire le ménage dans l’hexagone. Fraude et corruption ne sont pas des phénomènes limités aux pays du Sud… Un examen tant soit peu sérieux du budget de l’état grec permettrait de démontrer très vite que ce ne sont ni les bergers du Péloponnèse, ni les employés de bureau de la banlieue d’Athènes qui ont mis le pays sur les rotules. Les banquiers et les militaires sont bien assez grands pour faire le travail tout seuls.

Un autre sujet pas drôle non plus ; désolé. Encore un accord économique est en train de se faire en catimini ou presque, dans notre dos. Certains protestent, à bon escient contre l’ACTA. Il faut aussi s’inquiéter, à juste titre, des dangers d’une réforme qui se trame en douce dans les couloirs des diverses assemblées : le MES (Mécanisme Européen de Stabilité). Le texte de ce traité devrait être voté le 21 février par les godillots aux ordres du gouvernement. Lire à ce sujet l’article synthèse d’Utop-Lib « M.E.S ? Mince alors ! » La politique budgétaire testée en ce moment sur les cobayes grecs pourrait bien être appliquée à l’ensemble des pays de l’Union.

Mais encore ?

Heureux soient les cons et bénis soient la propagande, Besson, le Figaro, Areva et consorts… Le titre de l’article suffit : « En visite à Fukushima, Eric Besson se dit rassuré… » Et je te prolonge la vie des réacteurs à bout de souffle, et j’applaudis des deux mains quand les Etatsuniens autorisent la construction de nouvelles centrales après un long moratoire, et je crie « hurrah grâce à nos réacteurs on a fait face à des pointes de consommation exceptionnelles cet hiver ». Encore un effort messieurs les communicants officiels de l’atome, je ne sais pas pourquoi, mais je doute encore… Heureusement je ne suis pas le seul (lisez donc la dernière chronique de Fabrice Nicolino sur Jancovici et son analyse à la Besson de la catastrophe de Fukushima). Et quand je pense que pendant que je lis ça sur Yahoo, un bandeau de pub animée pour l’armée de terre et ses bienfaits pour la civilisation défile sur la droite de mon écran…

Post Scriptum

(ajouté le 23/2) Une vidéo à voir absolument. C’est remarquable et c’est le seul commentaire que je ferai : « Il fait si bon vieillir« …

6 

16février2012

L’Europe, la Grèce, la Roumanie… le chaos programmé…

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Vive l'économie toute puissante.

Il ne s’agit malheureusement pas d’une nouvelle fable d’Esope, mais d’une histoire bien triste et bien réelle. Deux mondes coexistent qui n’ont plus grand chose en commun… Sachez aussi que l’enchainement avec l’article précédent sur « La grande peur » pendant l’été 1789, n’est dû qu’à un hasard savamment étudié : on n’est pas l’encyclopédie désordonnée pour rien.

 Un copier-coller sur Wikipédia permet d’obtenir les informations suivantes :

Les députés européens reçoivent une indemnité actualisée en 2011 de : 7 956,57 € brut/mois. A laquelle s’ajoute :
Indemnité forfaitaire sans justificatif de frais généraux : 4 299 €
Indemnité journalière pour frais de restauration et d’hébergement : 304 € par jour de présence au parlement.
Remboursements de frais de voyage : aérien en classe affaire, train en 1ère classe ou 0,50 €/km en véhicule.
Indemnité annuelle de voyage au sein de la communauté européenne de 4 243 € au maximum pour assister à des congrès ou autres réunions.
Enveloppe budgétaire de 21 209 €/mensuels pour rémunération de personnel parlementaire. Cette somme n’est pas versée directement au député mais à un prestataire de service sur justificatifs.

Je n’en veux pas particulièrement aux députés européens, ou tout au moins pas plus qu’à ceux qui exercent dans d’autres assemblées nationales ou internationales. Il faudrait évoquer ici les salaires de tous ces gens qui plastronnent de la Commission de Bruxelles, au FMI en passant par les divers services de l’ONU… Disons que c’est un exemple, juste un exemple…

 Un copier-coller dans l’actualité de ces derniers jours permet d’obtenir les informations suivantes (un simple échantillon parmi toutes les mesures prises à l’encontre de la population grecque) :

Depuis le vote, dimanche dernier, d’un nouveau train de mesures d’austérité imposées par la Communauté Européenne :
un ouvrier grec payé au SMIC touchera dorénavant 470 € par mois (et un jeune de moins de 25 ans 10 % en dessous, soit 420 €) ;
150 000 salariés de la fonction publique perdront leur emploi dans les trois ans qui viennent ;
retraites et retraites complémentaires seront à nouveau baissées, pour certaines de l’ordre de 20 % ;
privatisation à marche forcée de toutes les grandes entreprises grecques encore sous contrôle de l’Etat, notamment dans le secteur énergétique…

Histoire de bien apprécier les « contrastes », et toujours selon la même source (Wikipedia) on apprend aussi que « le haut représentant de l’Union Européenne (auprès des Nations Unies) pour les affaires étrangères et la politique de sécurité » – emploi dont l’importance saute aux yeux de chacun – touchait en 2010 un salaire de base de 23 006,98 €, hors indemnité. Au même moment, un enseignant roumain débute à moins de 180 euro et touche 0 euro d’indemnités. Avec 180 euro en Roumanie, on fait trois fois le plein du réservoir d’une voiture de taille moyenne (tombée du ciel). Les enseignants grecs sont un peu mieux lotis, mais la courbe d’évolution de leur rémunération suit une pente vertigineuse et le prix de la vie est plus élevé en Grèce qu’en Roumanie…
Je parle beaucoup de secteur public pour la disparité des revenus, mais le secteur privé ne va pas trop mal non plus. Je vous laisse apprécier le montant de la rémunération des 40 patrons du fameux CAC français : en 2010, ils ont touché en moyenne 4,11 millions d’euro annuels, soit une hausse de 34 % par rapport à l’année précédente (source). Tous ces chiffres me fatiguent et je vous laisse faire le calcul du revenu au mois par exemple. Les salariés mis à pied parce que leur entreprise n’est plus compétitive apprécieront…

Les nouvelles mesures d’austérité votées par le parlement grec paraissent largement insuffisantes aux « têtes pensantes » de « notre » union économique et monétaire qui souhaitent que des garanties supplémentaires soient données par le gouvernement pourri de ce pays dans les jours qui viennent. La palme du cynisme revient peut-être à Philipp Rösler, ministre allemand de l’économie, qui a déclaré suite au vote du parlement grec : « Il faut attendre de voir ce qui viendra ensuite » – « Nous avons effectué un pas dans la bonne direction mais nous sommes encore loin du but »… Quel but Monsieur Rössler ? Un SMIC à 150 € ou des emplois obligatoires pour les chômeurs rémunérés à 1€ de l’heure, comme en Allemagne ? 8 à 10 millions de salariés allemands vivent en dessous du seuil de pauvreté selon les sources… Une base solide sans doute pour se permettre de gérer la politique sociale chez ses partenaires ? Etrange médecine que celle qui consiste à poursuivre les saignées alors que le malade n’a pratiquement plus de sang dans les veines… Mais y-a-t-il dans les intentions de tous ces technocrates une réelle volonté de soigner qui que ce soit, à part leur propre portefeuille d’actions ?

Tout cela pour permettre à la Grèce de bénéficier du versement d’une aide de la CE dont une bonne part sera domiciliée sur un compte bloqué destiné exclusivement à rembourser les créanciers de l’Etat grec. Le pays qui a vu naître la « démocratie » dont on nous gargarise à longueur de journée est maintenant rançonné sans commune mesure par ses politiciens et ses banquiers, tous au service de la « troïka » mondialiste, ce regroupement d’organisations (FMI, banque européenne, Commission de Bruxelles), qui évoque déjà, dans l’esprit de nombreux citoyens du monde, l’image d’une nouvelle mafia, plus terrifiante que les diverses sociétés criminelles qui ont marqué l’histoire du vingtième siècle. Pour l’instant cette politique donne « d’excellents résultats » en Grèce par exemple : le pourcentage de chômeurs dépasse 20 % pour l’ensemble des tranches d’âge et 50 % pour les jeunes (moins de 24 ans) ; plus d’un million de sans emploi pour moins de quatre millions ayant encore un travail plus ou moins rémunéré…

 Et s’il n’y avait que la Grèce ! La même politique est en œuvre, partout dans le monde, à des degrés d’avancement divers, et avec quelques variantes conjoncturelles. La recette de base est toujours la même, que ce soit en Roumanie, au Portugal ou ailleurs : démantèlement des services publics de base (santé, éducation), progression spectaculaire du chômage, dérèglement total du marché du travail, pauvreté accrue pour les populations, abaissement de la durée de vie… Seuls les budgets correspondant au maintien de l’ordre et à la défense nationale sont maintenus ou rehaussés : ce n’est pas un hasard. Pour répondre à la colère de la population, rien de tel que des casques partout et quelques bonnes petites menaces de guerre. Va-t-on voir se rouvrir des conflits jusqu’à présent en sommeil (Grèce – Turquie par exemple) ? Les peuples vont-ils réagir contre les manipulations pressantes dont ils font l’objet de la part des médias ? Ne jamais oublier que les dictatures et/ou les guerres ont été, au fil de l’histoire, l’un des moyens de prédilection utilisés par les capitalistes pour se protéger lorsque leurs intérêts se trouvent grandement menacés !

Les risques de soulèvement populaire sont encore limités dans les pays les plus riches de la zone euro parce qu’ils n’ont connu jusqu’à présent que les prémisses des changements économiques en cours. Les salaires sont encore versés, même si les augmentations sont bloquées depuis des mois, voire des années, les pensions n’ont pas encore été ponctionnées, les indemnités chômage existent encore, le SMIC vit ses derniers instants… Nous sommes en campagne électorale. Gare aux lendemains qui déchantent ! Avez-vous lu, dans le programme des Sarkozy, Bayrou, Hollande ou autre Le Pen, de quelconques engagements, sérieux, concernant l’avenir des acquis sociaux déjà bien écornés ? Quand on sait, de plus, que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient…

 La situation est beaucoup plus explosive en Grèce (et la Roumanie, entre autres suit la même voie) : pensions et salaires ont été divisés par deux ou par trois, et ne sont, pour de nombreux salariés, plus versés depuis des mois. Comme le font remarquer certains manifestants : « nous n’avons bientôt plus rien à perdre ». Lors des manifestations massives du dimanche 12 février, de nombreux bâtiments ont été brûlés, d’autres pillés : des banques, des centres d’imposition, des magasins de luxe, mais aussi des armureries et des postes de police… Je me rappelle d’un fait-divers qui m’a marqué, en 2003, en France, lors du premier mouvement de grève massif contre la réforme des retraites. Nos cortèges, bien encadrés par les syndicats, défilaient sagement dans les rues : slogans bon enfant, menaces virtuelles, discours musclés avec de nombreux effets de manche. Pendant ce temps là, en Equateur, l’armée tirait sur les manifestants à balle réelle. Les morts se comptaient par dizaines ; une manifestante amérindienne, interrogée par un gentil journaliste, expliquait avec des sanglots dans la voix, que certes elle risquait sa vie en retournant manifester chaque jour dans les rues de la capitale, mais que de toute façon, ses enfants n’avaient plus rien à manger et que la famille ne passerait pas l’hiver.
Certes nous n’en sommes pas là, et je ne souhaite nullement que nous en arrivions à des situations pareilles, mais je pense que ce qui se passe actuellement dans les pays de la CE les plus touchés par les manœuvres de la troïka, nous concerne directement… Les discours rassurants des politiciens et des journalistes « aux ordres » ne sont qu’un rideau de fumée. Il est des principes de lutte, tels « solidarité de classe » ou « solidarité des peuples » qu’il serait bon ton de ne pas reléguer trop vite aux oubliettes.

Les médias sont très discrets en ce moment sur l’évolution de la situation en Islande, pays dans lequel, je vous le rappelle, la population a décidé (par référendum) de ne pas suivre les « recommandations musclées » de la finance internationale, et de se doter d’une nouvelle constitution protégeant le citoyen lambda contre les agissements des mafias bancaires. En refusant le remboursement des dettes de leurs banques, les Islandais n’indiqueraient-ils pas aux Grecs une ébauche de solution, et, pour le moins, une « feuille de route » à suivre, même si les objectifs poursuivis doivent être encore plus radicaux ? La désobéissance civile, la construction de nouvelles utopies au quotidien, la mise en place d’une économie parallèle et solidaire sont des pistes à creuser au plus vite ; elles offrent sans doute plus de perspectives que la démolition des vitrines de banque ou l’incendie des bureaux de grandes compagnies…

Notes : illustrations – La photo n°5 provient du site « Roumanophilie« , sur lequel vous trouverez une étude détaillée de ce qui se passe, à l’Est, pas très loin de chez nous non plus. Photo 4 (Portugal) : source RFI.

 

12 

13février2012

La Grande Peur en Bas-Dauphiné (suite)

Posté par Paul dans la catégorie : tranches de vie locale; Un long combat pour la liberté et les droits.

Deuxième partie : expansion des troubles et répression

  Les premiers émeutiers, partis de Bourgoin vers le Nord, en direction de Lyon, constituent une bande importante (plusieurs centaines de participants) dont les agissements sont plutôt violents. Pendant plusieurs jours ils vont mettre à sac bon nombre de châteaux, et en incendier une dizaine environ. Cet épisode violent va se conclure de façon sanglante lorsque les paysans vont être arrêtés par les troupes dépêchées par les notables lyonnais : miliciens et dragons vont mettre un terme à l’expédition. L’affrontement a lieu dans les environs de Crémieu, à Meyzieu plus précisément. Cette bande n’est pas la seule à opérer, même si c’est finalement elle qui cause le plus de dégâts (nombreux pillages en plus des demeures incendiées) et qui laissera le plus de marques dans les récits de ceux qui vont se charger ensuite d’analyser cette « grande peur » en Bas-Dauphiné.
L’émoi est grand dans toute la région du Viennois, pas seulement dans le Nord : d’une part, la rumeur de brigandage continue à se propager à travers les Terres Froides, en direction de la vallée du Rhône ; d’autre part, les succès remportés sont vite colportés et incitent les paysans d’autres secteurs à faire aussi le « ménage » dans les archives seigneuriales. Très vite, d’autres bandes se rassemblent, à Bourgoin et dans les villages environnants. Un vent révolutionnaire se met à souffler avec vigueur et affole les gros propriétaires. La seconde vague de troubles se déroule de façon différente et prend aussi une beaucoup plus grande ampleur : les agissements des paysans en colère sont plus raisonnés, plus méthodiques et généralement moins violents (à partir du moment où ils obtiennent satisfaction à leur principale revendication, à savoir la remise des terriers qui sont immédiatement brûlés).

 Dans les Terres Froides, à Virieu, à la Côte Saint André, dans les environs de Morestel, de La Tour du Pin, de Vienne…, les paysans font preuve de la plus grande ténacité dans leur démarche, allant jusqu’à exiger la présence à leur tête d’un notable chargé de leur lire les documents qui leur sont présentés, afin de contrôler leur validité.  Lors d’une première visite au château de Cuirieu, par exemple, on leur remet des papiers sans aucun intérêt, pour les leurrer ; conscients qu’ils ont été dupés, ils reviennent le lendemain, accompagnés d’un notaire, pour être sûrs d’avoir les bons documents. On lit attentivement ce qui est écrit sur les liasses de papiers avant de brûler. Parfois, lorsque les registres ne sont pas sur place, on négocie, on accorde un délai en échange d’une promesse, mais jamais on ne renonce et les gestes brutaux sont plutôt rares.

Le nombre de châteaux « visités » augmente considérablement, ainsi que la peur de leurs propriétaires. Ceux-ci se contentent, bien souvent, d’abandonner les lieux. Les plus malins restent, négocient et s’en sortent souvent dans de meilleurs conditions que les fuyards. Face à la colère du peuple des campagnes, ils n’ont bien souvent que peu de moyens à opposer. Les paysans sont sûrs de leur bon droit. «Toutes nos représentations, déclarent dans leur procès-verbal, le chevalier et la demoiselle de Gumin, devenant inutiles à cet égard, et témoins des excès et des actes de violence commis en pareil cas dans tous les châteaux des environs, effrayés en même temps de leurs terribles menaces, nous leur avons montré une véritable disposition de céder à la force armée ». Chose surprenante, pendant plusieurs jours, les émeutiers ne rencontrent que peu d’opposition, à part une ou deux interventions de dragons, notamment à Saint Georges d’Espéranche. Si les propriétaires sont motivés pour se mobiliser, il leur faut une troupe pour agir et les milices sont peu sûres. L’exemple de la première intervention décidée par les autorités provinciales à Grenoble est tout à fait parlant.

 La population des villes, en particulier les gens du peuple, prend largement fait et cause pour les paysans révoltés et les parlementaires hésitent à envoyer la milice dans les campagnes. Dès le 29 juillet, à Grenoble, l’émoi de la population est très grand et les notables s’avèrent incapables de prendre la moindre décision. On craint que la révolte ne gagne la ville. Les citoyens réclament des armes et de la poudre ; on se garde bien de leur en fournir, car on ignore totalement quel usage ils comptent en faire. Le 30 juillet, dans l’après midi, le comité des douze qui détient l’essentiel des pouvoirs se décide enfin à envoyer des troupes dans le Nord de la province. Un détachement de 100 Suisses et de 70 miliciens se déplace en direction de Moirans, village où la jonction doit s’opérer avec d’autres soldats venus de Valence et Romans. On nomme à la tête de ce détachement hétéroclite, Mr de Frimont, maréchal des camps et armées du roi. L’accueil réservé à la troupe dans le village de Moirans (qui ne se situe pourtant pas dans la zone insurgée) est plutôt hostile. Les habitants traitent les miliciens de « garde-châteaux » et les houspillent sans arrêt. Le 31 au matin, une partie de la milice annonce qu’elle n’ira pas plus loin et qu’elle plie bagage pour revenir à Grenoble. Au retour de ces soldats, le désordre s’accroit dans les rues. On menace de mort les miliciens qui voudraient partir à nouveau et l’on exige que le comité rappelle les soldats qui ont continué à faire mouvement et stationnent maintenant à Rives. Les « gens de bien » prennent peur et plusieurs familles partent se mettre à l’abri en Savoie. L’insurrection va-t-elle se propager en ville ? Les habitants de Vienne et de Crémieu témoignent également d’une grande sympathie à l’égard des insurgés, et les autorités, craintives, ne savent plus sur quel pied danser. A Bourgoin et dans les autres bourgades, les notables attendent l’arrivée de la troupe envoyée de Grenoble pour agir. Ils déchantent rapidement car, entre-temps, les soldats de Mr de Frimont ont fait demi-tour et ont été rappelés sur Grenoble.

 Durant cette première période de trouble, jusqu’au dernier jour de juillet, la seule intervention militaire efficace a lieu à Meyzieux, au Nord, contre la bande de Vaulx. Les dragons de Monsieur, appuyés par trois compagnies de volontaires nationaux (constituées de fils de bonnes familles de la ville de Lyon, rêvant d’en découdre avec la populace) sont envoyés au secours des châteaux du secteur de Crémieu. La bonne société lyonnaise, après avoir accueilli plusieurs nobles réfugiés en ville suite à l’incendie de leur château, a fini par s’émouvoir grandement. L’expédition militaire est brutale mais efficace. Elle met un terme aux agissements de la bande qui sévissait dans le Nord de la Province. Les Dragons ont fait une vingtaine de prisonniers et ont tué et blessé bon nombre d’insurgés. Les autres s’enfuient et regagnent leur foyer.  Pour des raisons de juridiction, les prisonniers sont conduits à Vienne. La pression populaire les fera relâcher les jours suivants.

La seconde vague répressive, à partir de la mi-août, après les derniers soubresauts révolutionnaires, sera beaucoup plus sévère. La majorité des députés, à l’assemblée nationale, si elle entend bien réduire les pouvoirs du Roi, ne songe aucunement à laisser le Tiers-Etat prendre ses aises. Les « beaux-parleurs » en robe de l’assemblée de Vizille, depuis qu’ils sont installés dans la capitale, ont quelque peu modéré leurs propos. Les informations concernant les troubles dans le Viennois sont parvenues à Paris. D’autres insurrections ont eu lieu en divers points du territoire et il n’est pas question de laisser l’épidémie de révolte se propager. La réaction du comité exécutif de l’Assemblée ne se fait pas attendre. L’ordre doit régner dans les provinces et la loi doit être appliquée avec sévérité. Suite aux fameux événements de la nuit du 4 août, d’importantes concessions ont été faites au Tiers-Etat, en particulier la fameuse « abolition des privilèges », et la colère paysanne n’a plus lieu d’être. Beaucoup de députés estiment qu’on est allé déjà beaucoup trop loin et il n’est plus question de nouvelles « avancées ».

Retour dans le Viennois : si les troubles ont cessé au Nord, ils se poursuivent ailleurs, et les esprits ne sont pas du tout calmés, que ce soit dans les Terres Froides ou dans les environs de Vienne… L’insurrection menace de s’étendre plus au Sud dans la vallée du Rhône en direction de Valence et de Montélimar.

 Le 3 août, à Virieu, malgré la présence de soldats et de nombreuses tentatives de conciliation, les paysans brûlent méthodiquement les registres. Cet acte est perçu comme un ultime outrage par la Commission Intermédiaire à Grenoble. Celle-ci a remplacé le comité des douze qui s’est auto-dissous ; dans un premier temps la nouvelle commission a prôné la conciliation, puis, après les événements de Virieu, et l’arrivée de nouvelles instructions depuis la Capitale, elle opte pour une politique de répression sauvage. A partir du 6 août, « ayant vu avec la plus grande tristesse, que ses démarches n’ont pas eu jusqu’à ce jour le succès qu’elle avait lieu d’attendre […], répondant aux exhortations et aux prières des membres du parlement, dont beaucoup de membres ont souffert des pillages », elle prend des mesures énergiques.

Un nouveau bataillon est constitué à Grenoble, avec des éléments jugés plus sûrs, et confiée aux ordres de Mr de Frimont. Il est chargé de rétablir l’ordre par tous les moyens et de châtier les coupables. Ceux qui acceptent de restituer les biens volés, ou qui aideront au retour de l’ordre par leurs témoignages, seront traités avec bienveillance ; les autres seront châtiés en conséquences de leurs fautes.

Je ne vous conterai point les différentes étapes de cette répression. L’épisode ne ressemblant que trop, à mes yeux, à ce qui s’est passé lors des campagnes pour mater les émeutes populaires tout au long du « grand siècle ». Sachez seulement qu’elle sera conduite parfois avec une sauvagerie qui inquiétera même les notables en place dans les bourgades. Les jugements sont sommaires ; les victimes sont soigneusement choisies : mendiants, personnes de mauvaise conduite, exclus des diverses communautés… A l’époque on n’a pas de « banlieues » sous la main, mais un nombre élevé de miséreux dans les campagnes… Les consignes sont cyniques : inspirer l’effroi mais non la révolte ; éviter de faire des prisonniers trop charismatiques ; procéder à des exécutions spectaculaires. On pend et on expose les cadavres dans les lieux où ont été commises les pires exactions, non loin des ruines fumantes du château de Vaulx ou de celui de la Saône, par exemple. On arrête massivement, au point que l’on ne sait plus où enfermer les prisonniers. Les condamnations sont sévères : peine de mort, galères, bannissement… Les nobles ont bien l’intention de faire payer les mécréants à l’aune de la trouille qu’ils ont eue… Les Commissaires, artisans de cette répression, ont pour nom Champel, Royer, Imbert des Granges, De Frimont (déjà cité)… Ils seront chaudement félicités pour la vigueur de leur travail. Il est difficile de dresser un bilan humain précis de cette « remise en ordre ». Ce qui est certain c’est que plus de 80 châteaux ont été attaqués. Mais, à part d’importants dommages matériels et l’incendie d’une bonne quantité de papiers nuisibles, les insurgés n’ont pas commis le moindre crime. On ne pourra pas en dire autant de leurs bourreaux.

 Parallèlement à ces menées sanguinaires, la Commission Intermédiaire fait une large publicité aux lois du 4 août dont le texte est enfin parvenu à Grenoble. On fait imprimer des brochures, des placards qui sont affichés dans toute la province. Ce travail participe aussi du retour à l’ordre, du moins pendant un certain temps. On omet en effet de préciser à la population qu’en contrepartie de ces lois que la Noblesse et les gens de bien ont dû accepter sous la contrainte, d’importantes compensations leur ont été accordées et surtout des délais dans l’application de la loi. Nombreux sont les paysans dauphinois qui vont avoir une mauvaise surprise lorsqu’ils vont vouloir s’appuyer sur ces écrits pour échapper au paiement des baux… Cette découverte va rallumer un certain nombre de foyers de révolte dans les mois et les années qui vont suivre, mais la « Grande Peur » de juillet 1789 appartient déjà au passé.

La remise en ordre de la Province ne suffit pas à l’Assemblée Nationale. Celle-ci veut « remonter à la source des désordres et pourvoir à ce que les chefs des complots soient soumis à des peines exemplaires. » On croit au complot. On estime impossible que de tels troubles aient pu avoir lieu sans qu’il y ait un plan secret, des conspirateurs, des meneurs. Monsieur de Clermont-Tonnerre, président de cette assemblée, ordonne qu’une enquête soit diligentée pour trouver des responsables. Nul ne veut admettre que de tels événements se soient produits sur la base de simples rumeurs se propageant  spontanément dans un terreau rendu fertile par la misère du peuple. Des commissaires enquêteurs sont donc nommés à Grenoble. Ils vont se rendre sur place, à Bourgoin, à Virieu, à Crémieu, à Morestel et ils vont interroger les témoins, recouper les informations, essayer de trouver une logique, un fil conducteur. Ils vont travailler d’arrache-pied pendant un certain temps, avant de renoncer, purement et simplement à rendre des conclusions, car, hormis les causes énoncées au début de ce billet, il n’y a rien de plus à énoncer.

 La situation va rentrer dans l’ordre, pour quelques temps, en Dauphiné. Puis très vite, le peuple des campagnes va s’apercevoir qu’une fois de plus, il s’est fait gruger, et d’autres troubles se produiront. Alors que la province pourrait tirer une certaine fierté des événements qui se sont déroulés en juillet 89 et qui ont, finalement, eu autant d’importance que la journée des Tuiles à Grenoble, ce n’est pas ce qui va se passer. Nombre d’historiens régionaux vont reléguer ces agissements de la « populace » au simple rang de « banditisme », n’hésitant pas, parfois, à parler de honte et d’épisode peu glorieux de l’histoire locale. Il est vrai que les agissements souvent déraisonnés des plus pauvres ne réjouissent guère « les âmes bien nées ».

Notes – la dernière illustration (que l’on peut agrandir par double clic) est une reproduction du jugement condamnant deux paysans d’Artas et de Saint Agnin à être exécutés par pendaison. Source du document : article historique sur le site de la mairie de Nivolas Vermelle, rédigé par Daniel Herrero, et fournissant de nombreuses informations complémentaires et passionnantes à cette chronique. Les cartes postales reproduites plus haut proviennent de la collection de l’auteur. L’origine précise des gravures concernant les uniformes militaires, milicien et dragons, n’est pas connue.

Post scriptum – Ceux qui persistent à penser que nous n’avons aucune leçon à tirer de l’histoire, ceux qui ne voient pas le rapport entre cette chronique et l’actualité, feraient bien de s’intéresser à ce qui se passe pas très loin de chez eux, en Grèce par exemple. Observez bien le déroulement des événements à Athènes et ailleurs : le pire est devant nous. L’outrecuidance de la bourgeoisie et de la noblesse en 1789 n’était qu’une pâle copie de celle des larrons qui nous gouvernent. Une nouvelle nuit du 4 août, mais à l’inverse de la précédente pourrait-on dire sans craindre d’exagérer.

3 

8février2012

La « Grande Peur » en Bas-Dauphiné

Posté par Paul dans la catégorie : tranches de vie locale; Un long combat pour la liberté et les droits.

Première partie : l’insurrection et ses causes

 Les débuts de la Révolution française sont surtout marqués par des épisodes urbains. Les premiers se déroulent en province, dès 1788, comme la Journée des Tuiles à Grenoble (déjà chroniquée dans ce blog) puis à Paris où se réunissent dès le mois de mai 1789 les Etats Généraux. L’événement phare retenu dans la capitale est la prise de la Bastille le 14 juillet. Dans plusieurs régions de France, les paysans ont largement participé aux préliminaires du processus révolutionnaire qui s’engage. Les troubles ont été nombreux, en province, tout au long de l’année 1788 et au cours du printemps 1789. Ce n’est pas le cas en Dauphiné pendant cette période. La province est relativement calme. Les paysans dauphinois sont restés en dehors des événements qui se sont déroulés à Romans, à Vizille puis à Grenoble. Les habitants du Viennois, la région située au Nord de la Province, entre le Rhône, le Guiers et le cours inférieur de l’Isère, aux environs de Bourgoin, semblent peu concernés par les émois parlementaires de leurs compatriotes citadins du Tiers-Etat par exemple. Il est probable qu’ils savent fort bien n’avoir rien à attendre d’un parlement composé pour l’essentiel de bourgeois, de nobles et de représentants du haut clergé. Beaucoup de ces « élus » sont de gros propriétaires terriens et n’entendent aucunement porter atteinte à leurs privilèges  en ce qui concerne le régime foncier et son imposition. Car c’est bien là que se situe la préoccupation principale de ceux qui cultivent la terre ; ils représentent pourtant plus des trois quarts de la population du futur département de l’Isère mais ne sont guère représentés par « ces messieurs du Parlement »…

  A partir de la fin du mois de juillet 1789, les troubles parisiens vont avoir de nombreux échos dans toute la France, et cette fois surtout en milieu rural. C’est la période de la Révolution française que les historiens nomment la « Grande Peur ». Les faits survenus au cours de cet épisode dans le Bas-Dauphiné, même s’ils ont été mal perçus et globalement rejetés avec effroi par les principaux leaders politiques du moment, vont avoir une influence considérable sur le cours des événements de 1789 à 1792. L’un des premiers historiens à avoir étudié sérieusement cette « grande peur en Dauphiné », Pierre Conard, au milieu du XIXème siècle, précise même dans l’introduction de son mémoire qu’il s’agit « du mouvement populaire le plus spontané et le plus fertile en conséquences qui ait agité les campagnes pendant la Révolution. »

Si le terme de « Grande Peur » qualifie bien le début de l’insurrection, basé sur un ensemble de rumeurs propres à provoquer la panique, la qualification de « grande colère » serait plus adaptée pour la suite, si l’on en juge par les faits qui vont se dérouler dans les environs de Bourgoin…. Mais il est grand temps de revenir sur le ou les motifs qui vont inciter les paysans du Viennois à l’insurrection. Le cas dauphinois est intéressant à étudier car il pousse à l’extrême les conséquences d’une situation de surexploitation des ruraux les plus pauvres, présente dans l’ensemble de notre pays.

  Le niveau de vie moyen des habitants des zones rurales du Dauphiné est l’un des plus bas de France. Les terres agricoles dans une bonne partie du Viennois, sont peu fertiles, notamment les environs de Bourgoin où s’étendent de vastes zones marécageuses. Les paysans vivent dans une grande misère. Les voyageurs qui parcourent la région, comme l’Anglais Arthur Young, ne manquent pas de mesurer le contraste saisissant qui existe entre les masures en terre battue couvertes de chaumes, de bien pauvre allure, et le nombre élevé de gentilhommières plus ou moins cossues, en pierre de taille, disséminées dans le paysage, généralement dans les endroits les plus riants. « On n’y trouve à redire que pour les maisons, qui, au lieu d’être blanches et bien bâties comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en chaume, sans cheminées, la fumée sortant ou par un trou dans le toit ou par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons ont un air de pauvreté qui jure avec l’aspect général de la campagne. »  Le nombre de gentilshommes, d’une noblesse plus ou moins ancienne, est élevé, de même que celui des congrégations religieuses. Tous ces nantis monopolisent pratiquement la propriété foncière et le nombre de paysans propriétaires de tout ou partie des terres qu’ils cultivent est très réduit (de l’ordre de 10 à 20% selon les communes). L’histoire du Dauphiné est assez particulière dans ce domaine. Le domaine foncier royal, depuis le rattachement de la Province à la France, y était de grande importance. Nombre de ces terrains ont été « engagés » à de riches propriétaires. Pendant longtemps l’administration royale a été relativement peu efficace, et les loyers étaient perçus plus ou moins régulièrement. Depuis le milieu du XVIIIème, de gros progrès ont été réalisés sur le plan du recouvrement des créances, progrès motivés notamment par le fait que les caisses du royaume sont vides. La pression à l’égard des seigneurs engagistes s’est donc accrue. En répercussion, les droits féodaux perçus ont considérablement augmenté et les contrôles sur les parcelles cultivées ou pâturées aussi. Pressurés par leurs divers créanciers, nobles, bourgeois, monastères et abbayes (possédant de vastes territoires dans les environs), les laboureurs n’arrivent plus à joindre les deux bouts et beaucoup sont réduits à la mendicité pour vivre.

 Pour exiger leur loyer tous ces seigneurs s’appuient sur les « terriers », inventaires de leurs propriétés immobilières, gérés par leurs notaires particuliers. Ces documents sont exécrés par les gens du peuple. La charge fiscale est considérable et réduit le monde agricole à la misère, y compris les bonnes années. Or les années qui précèdent les événements révolutionnaires de l’été 1789 ne sont  pas de « bonnes années » : excès d’humidité ou grande froidure, entrainant de mauvaises récoltes. En raison d’une spéculation effrénée, le cours des céréales s’envole et le prix du pain avec, mais ce ne sont pas les laboureurs qui en profitent.

Pour bien comprendre les événements qui vont suivre, il faut se rappeler aussi que la partie orientale du Viennois, de Bourgoin à Aoste, est une région frontalière. A cinquante kilomètres de Bourgoin, au Pont de Beauvoisin, par exemple, on passe en Savoie qui, à cette époque, est terre étrangère et source de multiples inquiétudes depuis des siècles et des siècles.

Le 27 juillet 1789, en bas Dauphiné, l’orage gronde au propre comme au figuré. Dès le début de la matinée, une rumeur a commencé à se propager depuis les communes les plus proches de la Savoie, selon laquelle une troupe importante de soldats (on parle de 10 000 à 20 000 hommes dans certains récits),  sous les ordres du Roi de Sardaigne, se rassemblerait de l’autre côté de la frontière et se préparerait à envahir la région. D’autres témoignages font état d’importants rassemblements de brigands dans le Bugey qui convergeraient sur Lagnieu puis Crémieu, petites villes situées plus au Nord. Ces nouvelles inquiétantes vont se propager très vite, changeant parfois de teneur selon le tempérament de ceux qui les colportent et la direction dans laquelle elles progressent, puis se croisant à nouveau et prenant de plus en plus d’ampleur.
Un notaire, le sieur Arnoux, au service de Mme de Vallin de la Tour du Pin, va faire preuve d’un zèle qui sera lourd de conséquences. Dès qu’il apprend la nouvelle, il saute sur son cheval et se dirige vers Bourgoin, racontant, à qui veut bien l’écouter sur son passage, une version rocambolesque des événements. Son récit est pris très au sérieux et un nombre important de paysans alarmés se rassemble au centre ville. Chacun s’équipe comme il le peut, d’un matériel de fortune. Vers neuf heures du soir, ils sont plus de deux mille, fatigués (certains ont parcouru une bonne distance à marche forcée), affamés, trempés (la pluie n’a pas cessé) et surtout très énervés. Des nouvelles rassurantes arrivent pourtant en fin de soirée, puis au cours de la nuit et il semble que le danger s’éloigne. Les tentatives faites par divers notables pour calmer les esprits échouent.

(la carte peut être agrandie en double-cliquant deux fois puis « retour »)

On commence à dénoncer le complot et à chercher des coupables. A qui profite le crime, même s’il n’a pas eu lieu ? Aux riches châtelains, aux exploiteurs du peuple, à tous ces propriétaires qui conservent dans leurs précieuses archives ces maudits papiers, les terriers, qui permettent d’exiger droits seigneuriaux et loyers. Puisque personne ne s’intéresse à sa misère, c’est au peuple lui-même de faire justice et de récupérer son dû… L’homme qui a porté la rumeur en ville n’est-il point au service d’une dame de la noblesse ? On le garde sous haute surveillance. Les propos les plus saugrenus circulent alors : « ce sont les seigneurs qui ont causé cette alarme parce qu’ils veulent détruire le Tiers-Etat et qu’ils envoient des brigands pour cet objet. »
Décision est prise d’aller demander des comptes dans les châteaux des environs, en particulier celui de Monsieur Pierre Marie de Vaulx, président du parlement du Dauphiné, dont les habitants des villages voisins ont fort à se plaindre. « Nous ne retrouverons jamais de meilleure occasion, étant ainsi rassemblés, il faut nous venger d’eux et les saccager. » Voilà le genre de propos que tiennent certains des paysans présents à ce rassemblement sous les halles de Bourgoin.

De nouveaux renforts arrivent de tous les villages avoisinants, tout au long de la nuit. Au petit matin du 28, le sous-lieutenant de la maréchaussée, renonçant à faire disperser la troupe, décide au contraire de l’éloigner de la ville. Il ordonne au tambour de battre le rappel et entraine le groupe d’émeutiers sur la route de Lyon. C’est là le début d’un périple assez violent qui va durer plusieurs jours pour cette bande, qui verra ses effectifs grossir ou diminuer selon les moments. Selon le degré d’énervement des paysans, et l’accueil reçu dans les différents châteaux qui vont être visités, on se contente de brûler les registres, les fameux terriers, ou bien l’on saccage tout, sans beaucoup de discernement, et l’on incendie les bâtiments. Les émeutiers font parfois preuve d’une grande naïveté, renonçant à attaquer telle ou telle propriété, parce qu’elle appartient à « notre bien aimé Roy Louis ». L’un des châteaux proche de Bourgoin est ainsi préservé, puisqu’il s’agit d’une propriété royale et que « le Roi ne veut pas le malheur de son peuple » expliquent quelques notables fins diplomates !

 Il est vrai que le prestige du Roi est encore grand dans les campagnes, et la colère des paysans est surtout dirigée contre les nobliaux locaux, les accapareurs de terre et de grain. Ceux qui ont lu les différentes chroniques que j’ai consacrées aux soulèvements populaires en France, sous l’ancien régime, noteront sans doute que ce n’est pas la première fois que cet état d’esprit se manifeste. Les « vilains », les « croquants », les « gautiers » se sont acharnés après les intendants du roi, les collecteurs d’impôts, les officiers, en faisant toujours preuve d’un grand respect pour sa majesté royale. En juillet 1789, même si elle ne perdurera pas, cette mentalité est toujours bien présente.

La naïveté c’est parfois l’abandon de l’objectif que l’on s’était fixé, simplement parce que l’un des serviteurs du seigneur, plus malin et surtout plus courageux que son maître réfugié dans les bois voisins, conduit les assaillants droit dans les caves, ou leur remet, après un discours plus ou moins moralisateur, quelques sacs d’écus à se partager. Mais dans l’ensemble, les dégâts sont considérable et le secteur géographique où va opérer cette bande partie de Bourgoin le 28 juillet est important. Une douzaine de bâtisses au moins sont incendiées : le château de Vaulx, premier objectif de la troupe, brûle entièrement ; une dizaine d’autres, principalement dans le Nord-Isère, partiront en fumée ; d’autres sont sérieusement endommagés, mais dans la plupart des cas on se contente de piller et de brûler les archives. La troupe que l’on appellera par la suite « bande de Bourgoin » ou « les incendiaires de Vaulx », est de loin la plus excitée et celle qui commettra le plus de dégâts. La situation dégénère en effet rapidement dans le Nord du Viennois, et pendant plusieurs jours, il semble bien que le pouvoir régional, aussi bien du côté de Lyon que de Grenoble ait perdu tout contrôle sur les événements. Tous les émeutiers ne se comportent pas de la même façon ; dans les Terres Froides, au Sud de Bourgoin, l’action entreprise par les paysans en colère est beaucoup plus organisée et réfléchie… Nous en parlerons dans la seconde partie de cette étude.

(à suivre)

Notes : les sources documentaires qui m’ont permis de réaliser ce travail sont nombreuses. Je me suis référé en particulier au livre de Pierre Connard, « La peur en Dauphiné », à divers articles anciens de la revue « Evocations », ainsi qu’au texte rédigé par Daniel Herrero sur le site de la municipalité de Nivolas Vermelle. C’est à cette étude que j’ai emprunté la carte explicitant le cheminement de la rumeur, publiée ci-dessous. Les historiens régionaux (Louis Comby, Paul Dreyfus entre autres) ne font en général que de brèves allusions à ces événements, préférant détailler la journée des Tuiles ou l’Assemblée de Vizille, sur lesquelles le jugement porté est globalement plus positif… L’illustration n°5 est un extrait de la carte de Cassini datant du milieu du XVIIIème siècle. Même agrandie elle reste peu lisible. Je vous conseille de vous reporter au site de l’IGN où elle peut être étudiée plus en détail. Vous pourrez alors juger du nombre impressionnant de gentilhommières (simples fermes fortifiées, manoirs, châteaux…) existant dans la région… Commencez par chercher « Bourgoin » dans la localisation. Pour rendre la carte lisible il faut réduire à 0% les couches « photo aérienne » et « carte IGN » puis ramener l’échelle à la taille « ville » ou juste en dessous.

2 

2février2012

Réflexions politiques au fil de mes lectures (2)

Posté par Paul dans la catégorie : Le clairon de l'utopie; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps.

Deuxième partie dans laquelle on parle encore de Jean Grave, de démocratie parlementaire et d’élections… mais aussi de trésors méconnus à découvrir sans plus tarder…

 Depuis des décennies, nous votons, pour élire des députés, un président, des conseillers…, un coup à gauche, un coup à droite, les majorités changent d’étiquette mais guère de pratique, et, au bout du compte, le populo est toujours le dindon de la farce. Comment se fait-il que le piège grossier dans lequel sont enfermés les électeurs ne finisse pas par être dévoilé au grand jour, et que pour une fois, si l’on veut réellement changer l’organisation sociale, on ne cherche d’autre issue de secours que ce jeu parlementaire pseudo démocratique qui a parfaitement fait les preuves de son immobilisme ? On revient à Jean Grave. Son point de vue – proche de celui de nombreux autres théoriciens libertaires de l’époque, certes, mais  qu’il a le mérite d’exprimer de façon posée et sans provocation – est fort intéressant… Plutôt que de paraphraser, laissons le parler :

«Et, lorsque revient chaque bataille électorale, les gens se précipitent aux urnes pour nommer celui qui leur parait le plus avancé. Non pas qu’ils espèrent en la réalisation de ses promesses – ils n’ont plus une très grande foi en les promesses électorales, mais parce que l’on subit la pression de la bande de sous-requins qui ont attaché leur fortune à celle du candidat, se glissant dans les comités électoraux, afin que l’élu fasse pleuvoir sur eux la manne électorale. Et l’électeur emboîte le pas, sous prétexte qu’il faut bien empêcher les réactionnaires de s’emparer du pouvoir que leur livrerait l’abstention…

[…] Les idées les plus hardies peuvent bien se faire jour dans quelques cerveaux, mais […] il faut qu’elles mûrissent lentement avant d’être acceptées par un petit nombre et ne plus être regardées comme des paradoxes, ou l’apanage d’un esprit « original » ; on comprend l’immensité de temps qu’il leur faut avant de se transformer en actes de la vie courante d’un certain nombre.
Et cela se comprend. L’individu a à lutter contre les préjugés, les idées reçues, qu’il loge inconsciemment en sa cervelle, et dont il ne se débarrasse que très lentement, au cours de la vie, au choc des faits. Son cerveau tend bien à l’élever, mais l’organisation sociale pèse de tout son poids sur ses actes et l’empêche d’agir comme il voudrait. […] Comme le passé a des attaches plus solides que l’idée qui ne fait que de naître, il est le plus fort, et, le plus souvent, les individus agissent d’une façon, tout en pensant d’une autre. »

 Le piège électoraliste fonctionne alors à plein régime et, six mois ou un an avant la date fatidique du changement de cap possible, on arrête tout : les perspectives nouvelles qui ont jailli dans les esprits des uns et des autres au cours des luttes antérieures sont mises de côté. Il convient de transformer tout cela en objectifs raisonnables, même au prix d’abandons cruels et de concessions faites au nom du réalisme. Les idées nobles qui ont germé se dessèchent peu à peu. Les plus naïfs estiment que le candidat pour lequel ils vont voter risque d’opérer les transformations sociales auxquels ils aspirent. La grande majorité met son bulletin dans l’urne en considérant que c’est un moindre mal et que le candidat choisi occupera le strapontin à la place d’un autre, potentiellement plus mauvais. Pour se rassurer, on se dit qu’il est important que quelqu’un, avec lequel on ressent une certaine communauté d’idée, puisse influer sur les décisions de ceux qui ont été élus avec lui sur un programme passablement divergent. Ecologiste on est, par exemple, convaincu du risque encouru avec le développement de l’industrie nucléaire ; pour être sûr d’obtenir de précieux maroquins dans le prochain gouvernement, on passe sous les fourches caudines de l’allié puissant que l’on estime le plus proche de soi, ou tout au moins le plus susceptible de faire la charité de quelques sièges. Avec un peu de patience, le maroquin on l’aura, avec un budget ridicule et une autonomie plus que surveillée. Certes on sauvera quelques niches écologiquement utiles pour les grenouilles ou les orchidées, mais les succès obtenus n’iront guère plus loin, et les grenouilles continueront à coasser à l’ombre de la tour de refroidissement de la centrale voisine. Ce que je dis pour les écologistes peut se généraliser à bien d’autres courants de pensée, avec les mêmes résultats. Je ne dénigre pas l’objectif atteint – j’aime bien les grenouilles – mais je considère qu’en faisant cela, on court le grave danger de faire croire à la multitude que le succès est possible dans ce jeu démocratique parlementaire parfaitement biaisé dès le départ. La logique du profit immédiat qui gouverne la société n’a pas été remise en cause, et, sous un quelconque et fallacieux prétexte, les concessions accordées seront annulées dans un délai plus ou moins bref.

 S’il est sans tendresse pour les réformistes dont les objectifs se limitent bien souvent à l’obtention de quelques améliorations temporaires dans le fonctionnement social, et presque toujours à leur propre nomination et à leur maintien dans un poste de pouvoir, Jean Grave n’est pas tendre non plus avec ceux qu’il appelle les « fétichistes de la révolution », ceux qui solutionnent les problèmes à grand renfort de barricades, et sont prêts à sacrifier la vie de leurs concitoyens pour la réalisation immédiate et illusoire de leur vision idéale du monde.

« Il y a aussi les féticheurs de la Révolution, qui contribuent à ancrer cette idée qu’il n’y a qu’un coup de force à opérer, pour que, du jour au lendemain, soit instaurée la société idyllique de nos rêves.
Pour les uns, ce vocable, Révolution, répond à tout. Faisons la Révolution, et tout sera pour le mieux.
Pour d’autres, la Révolution, c’est la conquête du pouvoir ; c’est renverser ceux qui le détiennent pour mettre à leur place des individus dévoués à l’humanité qui décréteront le bonheur universel.
Seulement, par malheur, lorsqu’un changement de ministère ou une révolution leur apporte le pouvoir entre les mains, ils s’aperçoivent avec terreur qu’aucun individu n’a la même conception du bonheur… […] D’autre part, comme leur révolutionnarisme n’est fait que de formules, de jactances et de beaucoup d’ignorance ; aux prises avec les difficultés, ils perdent la tête. Montés au pouvoir avec – ou sans – la conviction de faire quelque chose, ils entendent surtout y rester. Prisonniers de l’ordre social qu’ils avaient juré de bouleverser, ils finissent par devenir plus réactionnaires que ceux auxquels ils se sont substitués… »

 Si l’urne est nuisible, et la barricade illusoire, à quel saint faut-il alors se vouer ? C’est là que la lutte au quotidien, même s’il s’agit d’un combat pour de simples réformes, retrouve toute son importance. Au travers de tous les combats que l’on initie, ou auxquels on participe, on s’aperçoit qu’une autre gouvernance est possible. On s’éduque, on sort de ses inhibitions, on remet peu à peu en cause la hiérarchie… On s’aperçoit alors que l’adage « la fin justifie les moyens » est une erreur grossière qu’il faudrait plutôt remplacer par exemple par « les moyens conditionnent la fin ». C’est dans l’autogestion des luttes que l’on apprend l’autogestion tout cours. C’est la construction de nouveaux liens sociaux et économiques, même expérimentés à petite échelle, qui sert de laboratoire à la construction de la société future, et qui – surtout – rend crédible auprès d’une multitude de témoins, la validité des projets que l’on entend mettre en place à grande échelle. En 1910, déjà, Jean Grave est parfaitement conscient de ce fait et il l’exprime en critiquant ceux qui – au nom de l’idéal révolutionnaire – méprisent les luttes pour l’amélioration du sort des ouvriers au quotidien, tout autant que ceux qui perdent de vue tout idéal sociétaire, et limitent leur action à la réduction de quelques heures de la semaine de travail. Un juste équilibre entre la réforme et la révolution, entre le réel et la potentialité, le temps présent et le futur (auquel il ne faut pas renoncer).

« L’Etat ne prend autant d’extension que parce que nous croyons trop à sa toute-puissance, et que nous l’armons contre nous, à chaque instant, en lui demandant de se substituer en notre lieu et place, pour accomplir ce qu’un peu d’initiative de la part des individus leur permettrait d’exécuter d’une façon beaucoup plus libérale et moins coûteuse. Mais comme l’Etat n’a pour mission que d’assurer la jouissance de ceux qui en détiennent la force, il se sert des armes que nous lui fournissons pour étendre ses attributions, augmenter ses prérogatives, et étouffer les réclamations de ceux dont le rôle consiste à produire pour ceux qu’il protège.
Il faut donc démontrer aux individus que l’Etat le plus puissant n’a de force, que celle qu’il tire d’eux, qu’il ne sera rien du jour où l’individu se décidera à vouloir être lui-même, et agir par lui-même. »

  L’investissement dans la recherche de nouvelles formes de luttes, de nouvelles structures de travail, le rejet de l’urne, ne signifient pas que l’individu ignore l’existence de l’Etat. La lutte contre le pouvoir central et contre les diverses structures dont se dotent les oppresseurs reste bien présente. Si Grave ne développe pas directement la notion de « désobéissance civile » élaborée notamment par Thoreau et reprise par de nombreux libertaires, l’idée est sous-jacente dans ses écrits, elle fait partie de son arsenal de moyens de lutte contre le capitalisme. Le combat doit se mener en s’engouffrant dans chaque brèche qui s’ouvre, en utilisant chaque opportunité qui se présente pour contrer l’omniprésence étatique. Les bases de la société future s’élaborent au sein même de la société capitaliste présente, cette société que Jean Grave qualifiera, avec un peu trop d’optimisme, de « mourante » dans une autre de ses œuvres majeures.

Je termine cette brève évocation du travail de Jean Grave, en citant un paragraphe que je trouve porteur d’espoir, plus peut-être que ceux que j’ai inclus dans la première partie de l’article (et de l’espoir nous en avons bien besoin, tant ont progressé les problèmes auxquels l’humanité était confrontée il y a un siècle). Ce texte montre bien l’une des qualités principales de son auteur, à savoir son ouverture d’esprit… Je trouve étonnant que certains anarchistes, à son époque, l’aient trouvé doctrinaire et borné !

 « Nous voulons réaliser un état social où toutes les aspirations puissent évoluer librement. Il faut donc que les individus se mettent bien dans la tête que ce qui répond à leur idéal de bonheur peut-être parfaitement intolérable pour d’autres ! Que, par conséquent, la réalisation de ce qu’ils désirent ne peut pas se faire par lois et majorités, mais en essayant soi-même de réaliser dans son coin, dans son milieu, autour de soi, les idées qui vous sont chères, sans attendre une majorité pour les imposer.
Ce dont il faut bien se convaincre encore, c’est que la liberté ne se débite pas par tranches : elle est ou n’est pas ; la liberté pour tous ne peut être complète que si chacun respecte la liberté des autres, la liberté de chacun n’ayant d’autre limite que lorsqu’elle entrave celle d’un autre. Conflit qui doit s’arranger à l’amiable et non par la force.
Ce qu’il faut apprendre, c’est que l’affranchissement individuel ne peut être l’œuvre d’aucune puissance terrestre ou imaginaire, mais l’œuvre de l’individu lui-même qui, à chaque instant de sa vie, doit lutter pour résister aux empiètements de l’Etat ou ressaisir ce qui lui a été enlevé.
Mais un individu qui voudrait résister seul au milieu de la foule serait bientôt écrasé.
D’autre part, vouloir grouper les hommes sous un programme général, ce serait les vouer à la dislocation lorsqu’il s’agirait de passer à l’action.
Il y a cependant un moyen d’éviter ces deux extrêmes. Si les individus ont des conceptions différentes qui les séparent, ils en ont de communes qui les rapprochent. S’il leur est impossible d’être d’accord sur chacun de leurs modes d’activité, pourquoi ne se solidariseraient-ils pas, avec ceux qui pensent de même sur un point particulier, bien défini, pour le mode d’action sur lequel ils sont d’accord.
C’est l’application dans la lutte du mode de groupement que nous imaginons pour la société que nous désirons… »

 Espérons, pour conclure, que la lecture de ces quelques extraits donnera à certains l’envie d’aller un peu plus loin… La mine d’œuvres à l’intérieur desquelles puiser est considérable : de Reclus à Grave, en passant par Thoreau, Kropotkine, Emma Goldman ou Pierre Clastres, la somme des écrits des penseurs libertaires représente un véritable trésor intellectuel qu’il est impossible de continuer à ignorer, d’autant que l’histoire a, dans bien des cas, démontré la lucidité dont faisaient preuve certains de ces auteurs parmi les plus anciens. Espérons aussi que la vision de ceux qui perçoivent les anarchistes comme des individus n’ayant que la volonté de détruire, aura un peu évolué. C’est, après tout, l’un des deux mille douze objectifs que je me suis fixé ! En ce qui concerne Jean Grave, il n’est point question, à travers ces deux chroniques, d’en faire un quelconque panégyrique. D’une part je ne connais qu’une partie de son œuvre, et, d’autre part, il y a des positions qu’il a exprimées, notamment lors de la déclaration de guerre en août 14, que je ne partage pas. Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’il y ait de penseur avec lequel je sois en accord total. Je n’ai jamais été très porté sur le col Mao !
Histoire de changer, la prochaine fois, on parle de la Révolution de 1789 et de la grande peur dans le Bas-Dauphiné, le point d’attache de mes racines.

Notes : la sixième image, le portrait de Jean Grave, provient du site Cartoliste, dûment référencé par la Feuille Charbinoise dans sa liste de liens permanents. Si vous n’êtes pas encore allés visiter l’impressionnante collection de cartes postales présentées par ce site, il est encore grand temps de rattraper cet oubli ! Mais ne trainez pas car le fonds grossit de jour en jour…

5 

Parcourir

Calendrier

avril 2024
L M M J V S D
« Avr    
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
2930  

Catégories :

Liens

Droits de reproduction :

La reproduction de certaines chroniques ainsi que d'une partie des photos publiées sur ce blog est en principe permise sous réserve d'en demander l'autorisation préalable à (ou aux) auteur(s). Vous respecterez ainsi non seulement le code de la propriété intellectuelle (loi n° 57-298 du 11 mars 1957) mais également le travail de documentation et de rédaction effectué pour mettre au point chaque article.

Vous pouvez contacter la rédaction en écrivant à